Sous le titre « Erró, 50 ans de collages », le centre Pompidou présente à Paris jusqu’au 24 mai une soixantaine d’œuvres reçues en don de ce peintre généreux, jovial et critique, pour qui les ciseaux passent avant les brosses et les pinceaux. De son Islande natale, Erró (né Gudmundur Gudmundsson en 1932) a certainement gardé une prédilection pour les récits fantastiques mêlant terreur et burlesque, à la façon des meilleurs contes de fées. Aussi devint-il très vite l’un des artistes les plus remarqués de la « figuration narrative », mouvement que la suite de son œuvre, internationalement connue depuis plusieurs décennies, a réussi à prolonger jusqu’à aujourd’hui. La part d’enfance trouve à s’y combiner avec une critique rageuse du monde contemporain tel que le représentent les images de toutes sortes qui s’y trouvent diffusées, souvent à titre d’auxiliaires du « maintien de l’ordre ». De ces images, ses ciseaux font des cartes qu’il va rebattre et disposer selon des règles variables, mais comparables à celles des jeux de « patience » ou de « réussite ». Une fois la partie gagnée et le collage fixé, le peintre peut s’attacher à le transposer sur la toile, comme manifeste contre l’ordre établi. C’est ainsi qu’Erró crée ses tableaux depuis le début des années 1960, non par facilité ou paresse – car il avait assimilé auparavant les techniques les plus subtiles de la peinture classique –, mais par rejet de tout ce qu’est l’art aujourd’hui, une véritable « Église ». Il s’en est moqué dans une œuvre récente, La crucifixion de l’artiste (2000), figure autour de laquelle s’empiffre et se rengorge tout un gras clergé de galeristes, de conservateurs et de marchands. « Détruire tout ce qui existe en peinture » (Miró), « aller au-delà de la peinture » (Ernst), faire du tableau non plus « une somme d’additions » mais « une somme de destructions » (Picasso), en finir avec « la bêtise rétinienne » (Duchamp), on voit comment, par son entêtement à s’en tenir à la technique du collage, Erró s’inscrit toujours dans ce plan de guerre surréaliste. D’ailleurs, insiste-t-il, le collage est « un art populaire, tout le monde peut en faire, pas besoin d’être passé par une école pour cela. » Cette exposition ne dévoile pas seulement les secrets de métier d’un grand peintre contemporain aux fortes convictions, elle a aussi une visée pédagogique : Erró, diplômé comme enseignant dans sa jeunesse, garde le souci de transmettre le sens des arts, notamment à travers ses nombreuses donations. Et tout comme il avait découvert le collage grâce aux surréalistes et à Max Ernst en premier lieu, l’exposition de ses propres collages (ou le beau catalogue qui l’accompagne) peut faire naître de nouvelles vocations de collagistes. Ernst a suscité quantité de suiveurs, qui se sont attachés ou s’attachent encore à assembler images désuètes et vieilles gravures. Une telle traînée de poussière devrait épargner l’œuvre d’Erró, exemplaire par sa prise de distance à l’égard de ce génial prédécesseur, et sa réussite à exprimer des « utopies d’ordre privé » en corrigeant à coups de ciseaux et de colle les images contemporaines les plus oppressantes, et précisément les plus banalisées. Gilles Bounoure
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Philippe Migeat