Publié le Vendredi 7 mai 2010 à 15h21.

Interview d’Emory Douglas

Emory Douglas: artiste et ancien ministre de la Culture du Black Panther Party

Peux-tu nous expliquer ton parcours politique et artistique ?

Emory Douglas. Je suis devenu membre du Black Panther Party en janvier 1967, environ trois mois et demi après sa création par Huey Newton et Bobby Seale en octobre 1966. À l’époque, j’étais actif avec le Black Artists movement et j’allais souvent à San Francisco où beaucoup d’activités culturelles avaient lieu. Je faisais les décors des pièces de théâtre de rue de Amiri Baraka (LeRoi Jones). Il y avait là des gens qui étaient actifs dans la communauté.

Un jour, ils ont invité la veuve de Malcolm X. En préparant la réunion, ils parlaient de l’importance d’organiser un service d’ordre lors de cet événement. Et ce sont Huey Newton et Bobby Seale qui sont venus assurer le service d’ordre. Quand ils m’ont expliqué ce qu’ils allaient faire, j’ai compris que c’était ça que je voulais faire. Après la réunion, je suis allé les voir pour leur demander comment me joindre à eux et ils m’ont donné leur numéro.

J’allais chez Huey en bus le matin, il me faisait visiter le quartier, me présentait des gens, et puis on allait chez Bobby. C’est comme ça que je suis devenu membre du BPP. Il y avait beaucoup de tension et de frustration dans tout le pays à cette époque, du fait des abus policiers, et du racisme qui existait aux États-Unis.

Voyais-tu l’organisation comme une organisation militaire ? Tu parles de service d’ordre ?

Emory Douglas. Eh bien c’était de l’auto-défense. La panthère est un animal qui n’attaque pas. En revanche, si on la met dos au mur, elle se défend. C’est de là que vient le nom de Parti de la Panthère noire pour l’auto-défense.

Comment considériez-vous la solidarité entre les noirs et d’autres groupes aux États-Unis ?

Emory Douglas. Nous développions une large solidarité. C’est comme ça que tout le mouvement a évolué et s’est construit. Sur un certain nombre de questions, nous acceptions de ne pas être d’accord entre nous, mais nous étions solidaires lorsqu’il s’agissait de triompher des obstacles auxquels l’ensemble des luttes était confronté. Ces obstacles pouvaient êtres le complexe militaro-industriel, la question du chômage, de l’éducation, de la santé. Certaines de ces questions se posent d’ailleurs toujours !

Mais quels sont les événements fondateurs qui t’ont conduit à choisir cette organisation plutôt qu’une autre ?

Emory Douglas. J’étais en train d’évoluer en tant qu’artiste. Le Black Power émergeait, certains voulaient l’auto-détermination des noirs… Le Black Power cherchait à nous définir, en opposition à l’oppresseur. Huey et Bobby étaient très éclairés, comme beaucoup d’autres qui ont rejoint le BPP, ils avaient une importante compréhension du sens de la lutte. Nous luttions pour surmonter les obstacles auxquels nous étions confrontés de façon quotidienne dans nos communautés. Mais ces obstacles étaient ceux auxquels étaient confrontés d’autres gens pauvres et opprimés en même temps. Donc il y avait un thème autour duquel différents groupes pouvaient travailler, même avec des approches différentes. Les symboles d’oppression aux États-Unis étaient blancs de façon prédominante. Donc on pouvait supposer que tout ce qui était blanc était raciste et réactionnaire, ce qui n’était pas le cas. Le BPP a toujours expliqué que nous ne haïssions pas les gens à cause de la couleur de leur peau, ce que nous haïssions c’était l’éducation au rabais, le chômage, etc. Le BPP était capable de définir ces choses. Quand nous avons travaillé en coalition avec d’autres groupes ethniques et d’autres gens, il fallait montrer qu’il y avait des gens en dehors de la communauté afro-américaine qui avaient les mêmes intérêts que nous.

Comment considérais-tu la place de ton travail artistique par rapport au développement de l’organisation, de l’approfondissement de son influence ?

Emory Douglas. Il reflétait l’orientation politique du BPP.

Peux-tu nous dire comment tu es devenu un artiste pour le parti ?

Emory Douglas. Je suis devenu un artiste pour le parti alors que je participais déjà aux patrouilles, en tant qu’observateur d’abord. Nous avions un local culturel, la Black House. Eldridge Cleaver vivait à l’étage et il y avait de nombreux événements culturels en bas. Il y venait des gens comme Amiri Baraka, qui s’appelait à l’époque LeRoi Jones, Sonia Sanchez, etc. Ed Bullins, un auteur de pièces de théâtre y faisait des lectures, récitait des poèmes, etc. Un soir, j’y suis allé et Eldridge était là avec Huey et Bobby. Ils venaient souvent parce qu’ils essayaient de recruter Eldridge, parce qu’ils connaissaient ses écrits de prison (où il travaillait pour le magazine progressiste Ramparts). Donc ils étaient là, l’encourageant à rejoindre le BPP, ce qu’il ne pouvait pas faire car il était en liberté surveillée.

Alors ils cherchaient des idées avec lui. Bobby Seale était assis à une table, et travaillait sur le premier numéro du journal du BPP, une feuille de papier de format « légal » (356 × 216 mm NdT) tapée à la machine. Il y avait une marque pour le titre. J’ai vu ça et je lui ai dit que je pouvais aller chez moi chercher de quoi l’aider à l’améliorer. C’était du matériel d’art plastique que j’utilisais depuis la fac, avec des caractères transfert. Ça m’a pris environ une heure pour revenir de chez moi. Ils étaient surpris de me voir revenir. Mais ils ont dit: « Tu as l’air d’être motivé pour travailler avec le parti, mais on a fini ce journal-ci. ». Ils ont dit qu’ils voulaient que je travaille pour le journal, que j’en serai « l’artiste révolutionnaire ». J’ai commencé à travailler sur le deuxième numéro du journal, je crois, jusqu’au dernier numéro, en 1978 ou 1979.

C’est intéressant, parce qu’on pense que le parti s’est plutôt arrêté au début des années 1970...

Emory Douglas. Certains le pensent, notamment à cause du programme de contre-espionnage (COINTELPRO) qui a causé des scissions et le début du déclin du parti. Mais du fait de nos principes d’éducation mutuelle nous avons pu continuer le processus jusqu’à la fin des années 1970.

Peux-tu nous parler du SNCC ?

Emory Douglas. Ils étaient nos héros. Ils étaient plus militants que le gros du mouvement pour les droits civiques dans le sud. Kathleen Cleaver venait du SNCC. Elle a rencontré Eldridge Cleaver quand il est sorti de prison et qu’il est allé faire des meetings dans le sud. Puis elle s’est impliquée dans le BPP. Le symbole de la panthère nous vient du SNCC. Ils nous ont donné la permission de nous en servir. Le symbole vient de Lowndes County en Alabama, pendant la période de la lutte pour les droits civiques. Le parti démocrate, extrêmement raciste, avec des blancs eux-mêmes illettrés a eu l’autorisation d’utiliser un symbole sur les bulletins de vote, un coq. Cela a permis aux noirs de faire la même chose. Ils ont vu une équipe de sport et ils ont choisi la panthère comme symbole pour que les noirs sachent pour qui voter. D’autre part, les « Diacres pour l’auto-défense » (deacons for self-defence) étaient un groupe de prêtres qui protégeaient les communautés dans certaines parties du sud contre le   Ku Klux Klan. Et ils utilisaient aussi ce symbole. Au moment où le SNCC a commencé à se séparer, nous avons voulu les enrôler dans le BPP et ils ont accepté.

Qu’est-ce qui t’inspirait le plus en tant qu’artiste pour le parti  ?

Emory Douglas. Pouvoir faire du travail dans les intérêts de la communauté. Je suis heureux avec le recul d’avoir eu un impact, mais à l’époque je voulais simplement apporter ma contribution. Je voulais exprimer artistiquement l’orientation politique, les sentiments des gens de la communauté, les mettre eux-mêmes dans les œuvres d’art. Mais aussi parler des questions qui intéressaient plus largement, au-delà de la communauté afro-américaine.

Tu as beaucoup créé à partir de la guerre du Vietnam et son impact pour les afro-américains. Était-ce une question particulière pour le parti à l’époque ?

Emory Douglas. C’était une question importante. C’est aussi une question importante aujourd’hui, mais la dynamique est différente. À l’époque nous faisions partie du mouvement général contre la guerre. Nous manifestions devant les centres de conscription avec ceux qui résistaient à la conscription, avec les militants contre la guerre. Nous sommes intervenus dans des meetings, nous sommes allés au Canada, en Scandinavie, et nous y avons parlé contre la guerre, nous avons envoyé une délégation au Nord-Vietnam où nous avions été invités. Nous étions très opposés à la guerre. Nous faisions de l’éducation à ce sujet. Beaucoup d’ex-soldats qui revenaient du Vietnam ont rejoint le BPP. Nous travaillions avec des conseillers qui éduquaient de jeunes hommes et femmes qui allaient à la guerre, sur ce qu’ils pouvaient faire pour ne pas y aller. Aujourd’hui la dynamique est complètement différente. Du fait de l’impact de cette époque par rapport à la question de l’opposition à la guerre, il y a des think tanks gouvernementaux pour empêcher que ça se reproduise. Le mouvement antiguerre commence tout juste à comprendre comment surmonter les obstacles et la répression qui s’est étendue sous l’administration Bush, avec la prétendue « législation contre la terreur ». Ils ont gelé psychologiquement le mouvement, ce qui l’empêchait de voir comment avancer. Mais je pense que cette question est maintenant   plus claire.

Toi-même, tu aurais dû aller à la guerre ?

Emory Douglas. Oui, mais je n’y suis pas allé. Quand j’étais petit et que je m’étais mal comporté, ma mère, comme toutes les mères de la communauté noire, me disait : « Pour que tu ne tournes pas mal, tu devras t’engager dans l’armée ». Ça c’était avant la guerre du Vietnam. On pouvait s’engager à quinze ans et demi, seize ans. Je passais le test, je faisais l’idiot et j’étais recalé. Mais une fois, j’ai fait la même chose et j’ai été admis ! J’étais censé y aller, mais je me suis fait mal au pied et j’ai eu un report.

Pour revenir au journal, tu étais très impliqué dans sa création, et l’impact qu’il a eu dans la communauté. Est-ce qu’il était un facteur de cohésion de l’organisation, et de diffusion de ses idées ?

Emory Douglas. Oui, le journal était un moyen de raconter notre histoire depuis notre point de vue. Bobby disait toujours que le journal est une arme à double tranchant. Il peut te louer d’un côté et te critiquer de l’autre. Et c’est ce que nous faisions, nous mettions au jour beaucoup de choses que faisaient les hommes politiques qui exploitaient, se comportaient en prédateurs, ne faisaient pas ce pour quoi ils avaient été élus. En même temps nous parlions des injustices dans le pays. Nous avions des membres du parti dans tout le pays qui envoyaient des articles pour le journal ainsi que des gens de la communauté. Et nous avions aussi des articles de personnes qui écrivaient dans la presse nationale, qui savaient qu’elles n’auraient pas pu publier ces articles-là et nous les envoyaient.

Vous vous sentiez connectés à un mouvement de résistance plus large ?

Emory Douglas. Oui, nous le savions. Dès la première époque certains de mes travaux artistiques ont été repris par Cuba. Les Cubains ont réédité certaines affiches et les envoyaient dans le monde entier. Des gens nous demandaient aussi la permission de les reproduire avec des articles qu’ils écrivaient eux-mêmes. Nous étions toujours en solidarité avec la communauté plus largement.

Quelle a été la période la plus importante de l’organisation selon toi ?

Emory Douglas. On peut dire que toute l’histoire du BPP était une période importante. On peut parler de la fondation du parti, parce que si Bobby Seale et Huey Newton n’avaient pas survécu alors qu’ils faisaient des patrouilles, il n’y aurait pas eu de BPP. On peut parler du programme de petit-déjeuner pour les enfants, les programmes sociaux, les dispensaires de santé, la formation sur les droits civiques, le droit constitutionnel de porter des armes, la fondation d’écoles alternatives, quand on s’est engagé dans la politique électorale à Oakland et que nous avons participé à faire élire le premier maire noir (il a reconnu que c’est le BPP qui lui a permis d’être élu), ou bien quand la membre du Congrès Barbara Lee, la seule qui s’est opposée à la guerre en Irak, a travaillé avec nous étant étudiante.

Y a-t-il des choses organisées autour de l’histoire du BPP ?

Emory Douglas. Oui, il y a le Black Panther History Month, en collaboration avec les bibliothèques publiques d’Oakland. L’archiviste qui gère l’archive, It’s about time, organise des expositions de photos et organise des débats à Oakland, San Francisco, et ça se développe dans le reste du pays.

Le parti te manque-t-il aujourd’hui ?

Emory Douglas. On peut être inspiré par le parti sans penser qu’on peut faire la même chose aujourd’hui. La dynamique et le climat sont différents. C’était quelque chose d’enthousiasmant qui a évolué à partir des circonstances de l’époque. La même chose doit se passer aujourd’hui, il faut que ça évolue à partir des conditions d’aujourd’hui.

Le parti aurait-il soutenu Obama ?

Emory Douglas. Il y a des membres du parti qui l’ont soutenu. Sans nécessairement penser que c’était le Messie et qu’il apporterait des changements mais qu’il était plus progressiste que les autres au moment de sa candidature.

Tu pensais cela aussi ?

Emory Douglas. Oui, je me souviens que je pensais qu’il avait l’air honnête et tout ça mais, en même temps, je pensais qu’il était dans un carcan. C’est le quarante-quatrième président des États-Unis. Il y en a eu quarante-trois avant lui qui dirigeaient le même cirque qu’il veut peut-être ajuster, changer, mais ça n’arrivera pas. Dès qu’il sort de son carcan, qu’il parle de système de santé, il se fait traiter de communiste. À chaque fois qu’il fait quelque chose, il faut qu’il prenne une position pour apaiser la situation d’une manière ou d’une autre. Il est simplement dans le cadre du système capitaliste !

Et tu penses que les militants, aujourd’hui, devraient défendre autre chose que le capitalisme ?

Emory Douglas. Les gens s’intitulent « socialistes », « anarchistes », « marxistes »... Le parti lui-même était guidé par Huey et Bobby, dont l’idéologie était marxiste-léniniste mais les militants du BPP venaient d’horizons divers. Quand j’ai rejoint le BPP, je ne venais pas avec une motivation intellectuelle, je suis venu à cause de l’oppression, des abus, et je voulais changer ça. Il y a beaucoup de gens qui sont venus au parti à cause de ça. Il y a aussi des gens qui étaient rastas, musulmans ou chrétiens. Il s’agissait de les rassembler pour les affronter aux obstacles que nous connaissons en tant qu’êtres humains.

Propos recueillis par Ambre Ivol et Mary Sonnet, Traduction par Sylvestre Jaffard