La Maison de Victor Hugo présente jusqu’au 4 juillet à Paris une belle exposition consacrée aux « Orientales » (1829), le premier recueil vraiment romantique du poète, dont les idées progressistes ont commencé à prendre corps avec la « question d’Orient ». Le démantèlement de l’Empire ottoman s’est étalé de 1774 à 1923 sans que la disparition de « l’homme malade de l’Europe » mette fin aux crises et aux conflits dans ses anciennes possessions, où ils font toujours l’actualité près d’un siècle plus tard. Personne aujourd’hui n’apprécierait les événements tragiques dont le Proche-Orient reste le théâtre dans les termes où Victor Hugo et ses contemporains considéraient « la question d’Orient » et en premier lieu la guerre d’indépendance de la Grèce qui les mobilisa tant. Ces regards ethnocentriques et contradictoires, épris de pittoresque et de couleur locale, fascinés par la « barbarie » des Barbaresques comme par le projet de « croisades » pour leur apporter la « civilisation », ne manquent pas de se retrouver dans les Orientales, où le poète perfectionnait sa dramaturgie de combinaison des opposés et d’exploitation de leurs contrastes, mais en s’autorisant désormais l’invention visionnaire. En partant de ce grand livre (avec un catalogue au même format, entre autres audaces graphiques), l’exposition met en perspective les ambiguïtés d’un orientalisme alors moins destiné aux savants qu’au grand public qui commençait à se constituer à la fin de la Restauration. Fiction fort masculine que cet Orient-là, exaltant l’héroïsme, la violence et quelques autres qualités « nobles » obérées par l’expansion du capitalisme et des mœurs bourgeoises, et surtout une liberté sexuelle hors de portée en Europe, mais qu’on croyait être la loi des harems et de leurs odalisques. Que ces fantasmes n’aient pu servir la cause de la libération des femmes dans les pays de culture arabe, encore tellement d’actualité, on le mesurera grâce aux Delacroix, Guérin, Chassériau, Barye, etc., réunis pour cette exposition. À côté de tableaux de toute beauté (le petit Mazeppa de Géricault vaut à lui seul la visite) beaucoup d’autres hésitent entre « le sublime et le grotesque », pour citer Hugo. Même posée en termes si confus, « la question d’Orient » permit aussi l’expression publique d’une fermentation politique que l’Europe du Congrès de Vienne peinait de plus en plus à réprimer et qui allait exploser avec les révolutions de 1830. N’était-ce pas à la fois le poète et le héros révolutionnaire qu’Hugo admirait en Byron, pour avoir fui l’étouffoir politique et moral de son pays et s’être mis au service des insurgés grecs ? Nombre d’artistes en vinrent ainsi à se déterminer politiquement à partir de cet Orient mi-réel mi-rêvé, à commencer par Hugo et Delacroix. Arlette Sérullaz, qui scrute leurs relations dans le catalogue, cite cette phrase si typique du premier : « Quand il était libéral j’étais royaliste, et… je suis arrivé au républicanisme précisément au moment où Delacroix se faisait royaliste. » Les polémiques auxquelles donnent lieu en Europe les « questions d’Orient » du xxie siècle sont-elles exemptes d’oppositions théâtrales et de confusions sur les situations qui les alimentent ? C’est l’avertissement qu’on pourrait tirer de cette exposition. Quant à la recherche de beauté, de bonheur et de liberté qui fondait la poésie des Orientales, l’état actuel de l’Occident, celui de l’Orient aussi, ne lui ont rien fait perdre de son urgence. Gilles Bounoure
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Eugène Delacroix (1798-1863), La fiancée d’Abydos, huile sur toile, musée du Louvre © RMN/Jean-Gilles Berizzi