Wifredo Lam (1902-1982) fut en son temps le plus grand peintre de la Caraïbe. Le musée des Beaux-Arts de Nantes lui consacre une importante exposition, préfigurant l’ouverture par la ville du Mémorial à l’abolition de l’esclavage, en 2011. Pour saisir le génie audacieux de ce peintre né à Cuba d’un père chinois et d’une mère métisse, elle-même fille d’une ancienne esclave, il faut se remémorer ce que fut la Caraïbe dans la première moitié du xxe siècle, et spécialement son île natale restée jusqu’au départ de Batista, le 1er janvier 1959, sous la tutelle des États-Unis et la domination directe, parfois féroce, tantôt d’une bourgeoisie vulgaire et étriquée, tantôt de militaires corrompus. L’arriération sociale et culturelle de cette partie du « Nouveau Monde », dont les « élites » singeaient les pires travers de l’Europe, amena Lam, titulaire en 1923 d’une bourse d’études à l’étranger, à gagner l’Espagne où il vécut jusqu’à la guerre civile, participant à la fabrication de munitions et à la défense de Madrid contre les troupes franquistes. Il se réfugia en 1938 à Paris, et sa peinture s’y libéra de toute convention sous la double influence de Picasso qui s’était institué son « oncle », et de ses amis surréalistes, avec qui il attendit des mois, à Marseille, de pouvoir fuir l’« Ancien Monde » en voie de nazification. C’est ainsi qu’il revint à La Havane en 1941. Les allers et retours qu’il fit ensuite, jusqu’à sa participation mémorable avec son alter ego, Aimé Césaire, au Congrès culturel de La Havane en 1968, juste avant que Castro ne s’aligne sur Brejnev, expliquent le sous-titre de l’exposition de Nantes, visible jusqu’au 29 août, « Voyages entre Caraïbes et avant-gardes ». Ce n’est pas exactement « la première fois depuis 1983 » (comme écrit le maire de Nantes, citant même Benjamin Péret !) qu’une rétrospective est consacrée en France à ce peintre, puisqu’il y eut aussi « Lam métis », organisée en 2001-2002 par le musée Dapper et accompagnée d’un volume encore très utile aujourd’hui. Mais l’exposition nantaise est elle-même de première qualité, par le nombre et le choix des œuvres présentées (78, et près de deux fois plus de tableaux que pour la rétrospective de 2001) et son souci remarquable du public, aussi bien dans le parcours proposé que dans l’organisation et les textes du catalogue. Les êtres hybrides qui animent les tableaux de Lam, au point de sembler parfois vouloir crever la toile pour s’échapper ou venir à notre rencontre, d’où sortent-ils, d’où tiennent-ils leur prodigieuse vitalité ? Des cultes magiques afro-cubains auxquels le peintre s’intéressa à diverses reprises, des traditions hermétiques qu’il avait aussi explorées, ou encore des arts anciens d’Afrique et d’Océanie ? Il s’en est expliqué : « Je n’ai jamais inventé mes tableaux en fonction d’une tradition symbolique, mais toujours à partir d’une excitation poétique. » Sa situation permanente d’exilé, aussi bien dans l’Ancien Monde que dans le Nouveau, le rendit certainement plus sensible à la formule de Rimbaud, « Je est un autre », jusqu’à faire de sa peinture une expérience poétique exemplaire. Combinant ce qu’avaient été d’autres que lui et dont il restait habité, et son immense capacité d’invention personnelle, Wifredo Lam, descendant d’esclaves, a ainsi fait surgir un monde nouveau, splendide et parfaitement libre, quant à lui. Gilles Bounoure