Publié le Mercredi 4 août 2010 à 13h32.

Élections au Brésil. Entretien avec Plínio de Arruda Sampaio

 

Plínio de Arruda Sampaio ou « Plínio » est une figure historique de la gauche brésilienne. À partir de 1962, il participe au gouvernement de João Goulart pour mettre en place le projet de réforme agraire. Après le coup d’État militaire de 1964, il fait partie des 100 premiers Brésiliens privés de leurs droits civiques, et s’exile au Chili. Il revient au Brésil en 1976 pour participer au mouvement pour la démocratie, et devient l’un des fondateurs du Parti des travailleurs (PT) en 1980. À la chute de la dictature, il est élu député constituant, et fait inscrire la réforme agraire dans l’article 184 de la constitution brésilienne, utilisé alors par le Mouvement des sans-terre (MST) dans la luttes pour les expropriations. En 2005, il quitte le PT en déclarant que les programmes du PT et du Parti social-démocrate brésilien (PSDB, libéraux) sont semblables. Il défend désormais les courants révolutionnaires dans le PSOL. À la suite de la décision d’Héloïsa Helena, candidate aux présidentielles en 2006 (6,85 % et 6,5 millions de votes), de tenter de retrouver son siège de sénatrice, Plínio est désigné candidat pour le PSOL aux élections présidentielles d’octobre 2010.

Plínio mènera donc la campagne face à Dilma Roussef (PT), défendant la continuité avec le gouvernement Lula, à José Serra (PSDB) représentant le front libéral, et à Marina Silva (Parti Vert) soutenue par les secteurs de l’écocapitalisme (son candidat à la vice-présidence, Guilherme Leal, PDG de la multinationale Natura, est classé 463e fortune mondiale par le magazine Forbes).

Quel a été l’impact de la crise au Brésil ?

L’impact de la crise ici est très contradictoire. La crise mondiale a totalement fermé des opportunités d’investissement de capitaux en Europe, aux États-unis, au Japon et dans les pays dynamiques économiquement. Les capitaux qui ne peuvent plus investir dans ces pays cherchent donc ailleurs. Nous avons au Brésil les plus forts taux d’intérêt pour le capital investi, nous avons ainsi eu un afflux d’investissements étrangers. Cela a certes créé des facilités de change pour le gouvernements brésilien, mais les investissements sont conditionnés aux besoins des pays impérialistes : les exportations industrielles sont freinées, ce qui entraîne la montée du chômage dans l’industrie, et au contraire les exportations agricoles ou de matières premières explosent, car la demande internationale est énorme.

Donc la crise a finalement aidé à la nouvelle insertion du Brésil dans la division internationale du travail. Le Brésil a enterré le projet de nation industrielle, pour redevenir une nation exportatrice de matières premières. On est en train de vivre un néocolonialisme... commandé par les forces du « marché ». C’est une situation très grave.

Quel est le bilan de huit ans de gouvernement Lula ?

Le gouvernement Lula a une grande valeur symbolique. C’est le premier homme du peuple, un « nordestino », pauvre, immigré vers le Sud et avec une enfance et adolescence très difficiles, qui est arrivé au pouvoir au Brésil. Ce fait est historique et c’est un paradigme en soi. Maintenant, le rôle qu’il a eu est extrêmement néfaste.

Le fait d’exporter tant de produits agricoles et de matières premières est source de recettes pour l’État sous forme de revenus fiscaux. Le gouvernement utilise alors cette manne fiscale pour mener des politiques assistancialistes pour les plus pauvres.

Grâce à cela, il gagne à court terme un énorme soutien populaire, mais il est en train de pourrir la société brésilienne, parce que l’éducation, la santé restent terribles, ainsi que la sécurité sociale. Les brésiliens pauvres peuvent aujourd’hui acheter des frigos, et pensent qu’ils sont en train de changer de classe sociale. La situation est extrêmement sérieuse car on assiste en réalité à la dilution des organisations sociales : comme Lula a un énorme soutien populaire (80 % d’opinion favorable), il oblige les leaders de ces organisations – qui sont pour la plupart des organisations socialistes – à accepter, par la pression populaire, une politique qui n’a rien de gauche. Cela engendre d’énormes divisions dans le mouvement social, ce qui est grave.

D’un autre côté, Lula construit une relation populiste d’un autre temps, entre la masse et un leader, sans l’intermédiaire d’un parti. Ce gouvernement est profondément néfaste pour la moindre conquête sociale réelle au Brésil. Certains disent que Lula est le « Père des pauvres et la Mère des riches », car ces derniers n’ont jamais autant fait de bénéfices que pendant les huit dernières années.

Le capitalisme brésilien a-t-il changé avec Lula ?

Le capitalisme brésilien a réellement changé pendant la dictature militaire. Comme le disait Florestan Fernandes1, le capitalisme brésilien a fait sa révolution bourgeoise à cette époque, une révolution bourgeoise sous domination nord-américaine, et depuis il reste en position subalterne. On peut dire que l’on a ici une bourgeoisie qui « marche à la commission », qui reçoit essentiellement les retombées sous forme de commissions des énormes bénéfices que les multinationales font dans ce pays. C’est une bourgeoisie sans ambition à l’étranger, ou alors vers quelques secteurs dans d’autres pays d’Amérique latine, mais toujours dans cette même logique de commissions. Par contre, ici, elle ne cède rien et se comporte de façon extrêmement caricaturale, violente, ce qui fait de la société brésilienne l’une des plus violentes au monde.

Quels sont les axes principaux de votre campagne ?

C’est une campagne de contre-feux : les deux candidats des deux partis bourgeois ont fait en sorte qu’elle soit très courte, très restreinte (elle se fera seulement en trois mois dans un pays-continent), car leur but est de noyer les sujets sociaux. Ils ne veulent pas discuter des problèmes réels du pays parce qu’ils savent qu’indépendamment de leur volonté, la conjoncture internationale va les obliger à remplacer les mesures populistes par des mesures d’austérité. Ils ne veulent pas que le peuple en ait conscience, et ils ne veulent pas que le peuple puisse voir des alternatives.

Nous voulons faire un contre-feux aux trois idées forces de leur consensus : 1.« tout va bien » 2. « cela va encore s’améliorer » et 3. « il n’y a pas d’alternative au capitalisme ».

Nous allons dire que « cela ne va pas si bien » ; que « ça ne va pas s’arranger » et qu’«il existe un projet de Brésil socialiste ».

Dans cette optique, nous sommes en train de bâtir un programme qui n’est pas un programme socialiste, car nous ne sommes pas en condition de faire une rupture radicale aujourd’hui, mais qui avance l’idée de l’anticapitalisme, et sert à semer largement les idées socialistes. Par exemple, nous allons défendre des solutions qu’aucun d’eux n’aura le courage d’assumer, pour montrer que leur discours est une arnaque. Nous allons proposer une réforme agraire radicale : toute propriété de plus de 500 hectares sera expropriée et rendue à la population rurale, grâce à des propositions simples qui règlent largement certains problèmes structurels du Brésil. Nous voulons faire apparaître clairement que le bilan de Lula sur cette question-là est très mauvais, et que leurs politiques ne servent qu’à maintenir la situation d’inégalité actuelle.

Il y a des séminaires régionaux de constitution du programme. Qu’en est-il sorti ?

On arrive au même point : nous devons élaborer un programme extrêmement radical, pour choquer vraiment ! Choquer la bourgeoisie, la classe moyenne, les réactionnaires. Nous devons éviter tout discours doctrinaire mais proposer des mesures contradictoires avec les bases mêmes du capitalisme ; ce sont celles-là qui font prendre conscience, ce qui est notre tâche principale. Un thème important pour nous est l’éducation : on doit nationaliser toute l’éducation et permettre aux écoles communautaires qui ne font pas de profit de rester indépendantes pour garantir une liberté de pensée.

Les questions environnementales sont fondamentales, par exemple l’eau, une façon pour nous de mener ce combat de contre-feux sera de parler de l’accès et de l’assainissement de l’eau comme une question de droit de l’homme.

Outre la réforme agraire, nous luttons aussi pour une réforme urbaine, pour la création d’emplois publics afin d’améliorer le quotidien et surtout les logements. En ce moment, ici à Fortaleza, 1 500 familles occupent un terrain en pleine ville avec le MST et le Mouvement des conseils populaires (MCP), pour obtenir cette réforme urbaine.

Les violences ici au Brésil sont dirigées principalement contre les femmes et les adolescents, et contre les noirs, il y a beaucoup de racisme. Les adolescents des favelas sont victimes du crack, de la police et du trafic de drogue ; il y a un besoin urgent de justice sociale et pénale au Brésil et des besoins en termes d’infrastructures, d’éducation et de travail culturel pour sortir de la catastrophe humaine que nous vivons.

Les femmes doivent pouvoir disposer de leur corps, la question de l’avortement a toujours été une question délicate au Brésil, mais nous ne devons pas hésiter : je suis catholique et je défends non pas la dépénalisation, mais la légalisation de l’avortement, parce qu’une femme pauvre en meurt et une riche peut le faire sans danger. Je vais aux gay pride et je pense que les LGBT peuvent se marier et adopter des enfants. Le conservatisme de ce pays ne sert qu’à opprimer un peu plus notre peuple.

Quel type de soutien peut avoir le PSOL dans les mouvements sociaux ?

Nous sommes dans une phase de reflux du mouvement social, c’est la plus grosse difficulté du PSOL aujourd’hui, car quand on a fondé le PT en 1980, nous étions au sommet d’une grande agitation populaire et il était facile de recruter et d’obtenir des soutiens. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase de reflux et de division, et dans cette division, le PSOL reçoit le soutien d’une partie seulement du peuple organisé. Il y a deux jours, j’ai été invité pour parler avec 3 000 jeunes du MST parce que l’un de leurs dirigeants soutient notre candidature. Nous avons ce type d’appui, même partiel, dans les organisations de masse rurales, et nous avons un soutien de la théologie de la libération dans les communautés ecclésiastiques de base qui existent encore. Nous sommes aussi soutenus par des groupes dans les syndicats combatifs Conlutas et Intersindical. En fait, nous avons un réel soutien d’une partie des mouvements combatifs, mais toujours dans ce contexte de reflux profond des mobilisations.

Peut-on s’inspirer des pratiques du MST pour mobiliser les plus démunis et construire un projet politique socialiste pour le Brésil ?

Il le faut ! C’est la meilleure pédagogie que je connaisse. Je ne connais aucun autre secteur de la société brésilienne ayant cette capacité à former politiquement en élevant réellement le niveau de conscience sociale et politique des pauvres et des exclus. Je viens de parler de ces 3 000 jeunes sans terre : ils ont tous entre 20 et 30 ans, sont logés dans un gymnase, organisés en petits groupes, tout le monde agit avec beaucoup de discipline, tout fonctionne, il ne manque personne aux cours, alors que rien n’est obligatoire et qu’il n’y a pas de diplôme à la clé, ou autre chose. Ils ont développé cette capacité extraordinaire en se basant sur le travail volontaire, en redonnant une structure de pensée et une dignité à ces jeunes qui ont connu la violence et la misère des communautés rurales, et même parfois urbaines. Celso Furtado, notre grand économiste, disait qu’après le mouvement contre l’esclavage, le MST est le plus fort mouvement social que l’on ait connu au Brésil.

Aujourd’hui, comment se positionne le MST pour les élections ?

Il est traversé par les contractions dont je parlais : la forte popularité de Lula dans la base, et aussi le financement de certains programmes du MST par le gouvernement, créent des discussions dans le mouvement, il n’ont pas de position unanime. En ce moment, ils disent : « L’important est de battre la droite, peu importe si on vote pour Dilma, Marina ou Plínio, l’important c’est que le PSDB ne revienne pas au pouvoir »

Quel impact peut avoir votre campagne ?

Nous allons avoir beaucoup de difficultés, parce que les grands moyens de communication appartiennent à des monopoles privés qui se lient aux grands partis. Donc l’impact médiatique pour l’instant est faible, on devrait commencer avec un faible score dans les premiers sondages. La politique brésilienne se joue malheureusement beaucoup sur les personnalités, et cela fait vingt ans que je n’ai pas mené de campagne. J’ai été deux fois candidat à la fonction de gouverneur de l’État de Sao Paulo, avec notamment une grande campagne dans les années 1980, mais cela date un peu, et on ne peut pas dire que je sois une figure populaire.

Pour pallier ce problème, nous réfléchissons aux nouveaux modes de communication politique, parce que la télévision était le seul moyen jusqu’à maintenant, mais on peut combattre son hégémonie par internet, les réseaux sociaux, les diffuseurs de vidéos en ligne... C’est sur ce type de médias que nous pouvons avoir une diffusion importante de nos idées. Et on va surprendre au moment du vote !

Propos recueillis par Julien Terrié

  1. Florestan Fernandes est considéré comme le père de la sociologie brésilienne, il était militant de la gauche du PT, le MST a donné son nom à son école de formation de cadres politiques: l’École nationale Florestan Fernandes (ENFF) à Sao Paulo.