Publié le Dimanche 10 octobre 2010 à 22h43.

Quatre ans de grèves­ de travailleurs sans papiers

De la chasse aux Roms aux projets d’extension de la déchéance de nationalité, Sarkozy a de nouveau parié, cet été, sur le racisme d’État pour renflouer sa popularité déclinante. Ses cibles sont sans surprise. Mais certains ont été épargnés par ce nouveau déchaînement : les sans-papiers. Peut-être parce qu’ils mènent des luttes, et en particulier depuis quelques années de nombreuses grèves, qui obligent le Sarkozy racoleur de l’extrême droite à faire profil bas. Retour sur des décennies de chasse aux sans-papiers et quatre ans de grèves.

À partir de la fin des années 1960, les luttes des immigrés, avec les syndicats et en dehors, ont permis de gagner de nouveaux droits, de faire reculer certaines discriminations et d’obtenir une consolidation de leur droit au séjour. Mais en même temps, le prétendu « contrôle des frontières » fabrique jusqu’à aujourd’hui des légions de sans-papiers qui sont privés de ces droits conquis, ou du moins qui n’ont pas les moyens de les faire valoir. Depuis trente ans, plusieurs mouvements de sans-papiers ont permis d’obtenir des centaines de milliers de régularisation. Mais, entre la grève de Margoline en 1973 (encadré ci-contre) et 2006, ces mouvements n’ont pas pris la forme de la grève. En 1980, les Turcs sans papiers du quartier du Sentier, à Paris, bien qu’affiliés au secteur de la confection, font la grève de la faim plutôt que la grève. En 1996, les sans-papiers occupent des églises et non des entreprises. Les stratégies des mouvements de sans-papiers jouent de leur appartenance à la commune humanité plutôt qu’au monde du travail. Plus récemment, le Réseau éducation sans frontières (RESF) a projeté la lumière sur les sans-papiers parents d’enfants scolarisés.

Pourquoi, durant tout ce temps, les sans-papiers ne sont-ils pas apparus pour ce qu’ils sont (aussi) : des travailleurs, construisant des immeubles, nettoyant des bureaux, surveillant des super­marchés, cuisinant dans des restaurants, gardant des enfants, etc.? D’une part, alors que le chômage augmente et que de nombreux responsables politiques associent immi­gration et chômage, il n’était pas évident de prendre argument d’un emploi pour revendiquer la régularisation. D’autre part, travailler quand on est sans papiers n’est certes pas une infraction – l’infraction est celle de l’employeur –, mais cela oblige à des stratégies de camouflage et de dissi­mu­la­tion, qui ne sont pas facilement avouables, y compris aux militants soutenant la régularisation.

Ces deux éléments se modifient au cours des années 2000. D’un côté, la situation des sans-papiers est de plus en plus difficile : les perspectives de régularisation sont réduites, la probabilité de l’arrestation voire de l’expulsion augmentent (voir encadré page précédente), et le travail camouflé (plutôt que clandestin) est de plus en plus compliqué. D’un autre côté, une bonne part de la droite politique et des organisations patronales recommence à promouvoir le recours à une immigration dite « professionnelle ».

Le recours à la grève

La toute première grève éclate en septembre 2006, dans une blanchisserie industrielle à Massy (Essonne). Soutenus par l’Union locale CGT, les 22 grévistes sans papiers sont tous régularisés mais aussi tous licenciés. Il n’est pas encore question de présenter aux préfectures des fiches de paie ou une promesse d’embauche. En revanche, lors de la grève de Buffalo Grill en 2007, le résultat est inversé : la préfecture ne régularise que les salariés que l’entreprise décide de garder. Pour entériner ce nouveau procédé, le député UMP, Frédéric Lefebvre, ajoute un article à la loi Hortefeux du 20 novembre 2007, qui autorise des régularisations « exceptionnelles » pour des sans-papiers qui seraient parrainés par un employeur. L’idée est d’offrir une solution discrète aux entreprises qui, comme Modeluxe et Buffalo, apparaîtraient de manière flagrante, et embarrassante, comme employeurs de travailleurs sans papiers.

C’est un dispositif féodal : il faut être adoubé par son patron pour être régularisé, alors que les autres perspectives de régularisation se raré­fient. Mais c’est à double tranchant : la dépendance du travailleur sans papiers salarié peut se muer en revendication, que le patron ne peut plus esquiver puisqu’il a en partie le pouvoir de la satisfaire.

C’est dans cette brèche que s’engouf­frent la CGT et Droits devant!! avec une grève test victorieuse d’une petite semaine dans le prestigieux restaurant La Grande Armée, en février 2008. Suit un vaste mouvement de grèves déclenché le 15 avril, auquel participeront aussi Solidaires et la CNT. Il comptera jusqu’à 1 500 grévistes et des dizaines d’entreprises occupées, permettant la régularisation de près de 2 800 personnes. Mais une fois le rapport de forces éteint, les préfectures renouent avec leurs pratiques arbi­traires, ne respectant même plus les critères qu’elles avaient édictés (un an de présence dans l’entreprise et cinq ans sur le territoire). De plus, cet « acte I » a mobilisé principalement des travailleurs déclarés, en CDI, à plein temps, regroupés dans une entreprise, alors que de nombreux sans-papiers travaillent à temps partiel, en intérim ou au noir, ou sont seuls sur leur lieu de travail.

L’« acte II », démarré le 12 octobre 2009, vise à lever ces difficultés. Plus de 1 000 grévistes, qui deviennent 6 000 en quel­ques semaines, occupent pendant des mois leurs entreprises, mais aussi des agences d’intérim, des sièges de fédérations patronales ou d’organismes paritaires. Soutenus sur le terrain principalement par la CGT, mais aussi Solidaires et des comités de soutien qui se montent autour des piquets, ils exigent une circulaire avec des critères clairs et précis de régularisation. Au-delà de cette revendication spécifique, c’est la première grève massive et concertée de travailleurs de PME, de la sous-traitance et de l’intérim. Elle affronte une forte répression, des évacuations multiples des piquets, des incertitudes sur la stratégie, mais elle ouvre des brèches à l’extension du droit de grève pour tous les travailleurs, avec ou sans papiers.

À la suite de l’occupation de la place de la Bastille du 27 mai au 18 juin, le ministère de l’Immigration concède un nouveau texte, une série de « consignes » aux préfectures sans caractère contraignant. Depuis, la plupart des piquets sont levés, les dossiers sont en train d’être déposés dans les préfectures. Si l’issue reste encore incertaine, de nombreuses régularisations sont attendues.

Même si la fin de ce mouvement n’est pas écrite (les mobilisations continuent aujourd’hui encore pour arracher des régularisations), ces grèves apparaissent déjà comme un moment exceptionnel du mouvement ouvrier. La suite s’écrira peut-être avec l’inscription durable de ces travailleurs dans le paysage syndical.

Nicolas Douillet

Quelques chiffres

En 2008 

Nombre d’interpellations pour séjour irrégulier : 82 557 (44 545 en 2004).

Nombre de placements en rétention : 41 283 (30 043 en 2004).

Durée moyenne de rétention : 10,3 jours (5,6 en 2003).

Nombre d’expulsions : 29 726 (9227 en 2001).

Nombre de condamnations de sans-papiers pour entrée ou séjour irrégulier (2007) : 5 357 (dont 49 % de prison ferme).

Nombre de condamnations pour emploi de sans-papiers (2007) : 339 (dont 1 % de prison ferme)

Nombre de régularisations : 29 779 (16 538 en 2001).

Le nombre des régularisations, équivalent à celui des expulsions, peut étonner. Il montre que les multiples résistances à la politique de Sarkozy ne sont pas sans effet, même si elles n’ont pas encore permis de changer la loi.