Publié le Dimanche 10 octobre 2010 à 22h50.

Référendum constitutionnel en Turquie. Pour un « non de gauche »

Trente ans après le coup d’État de 1980 qui a débouché sur la Constitution de 1982, l’AKP, parti au pouvoir, soumet à référendum un nouveau projet de Constitution qui ne représente pas une rupture avec la précédente.

Le 12 septembre 1980, l’état-major de l’armée turque réalisait un coup d’État alors que le pays traversait depuis plusieurs années une crise sociale et politique profonde marquée par des mobilisations de masse du monde ouvrier et de la jeunesse. En l’absence de débouché politique de ces mobilisations et vu l’incurie du milieu politique, cette intervention militaire a permis une répression de masse affectant l’ensemble des forces de gauche et kurdes de Turquie. Ce coup d’État fut parachevé par la Constitution de 1982, adoptée par réfé­rendum sous la botte militaire, limitant fortement les libertés politiques et les droits sociaux dans le cadre de pratiques répressives. Bien qu’amendée plusieurs fois depuis 1982, une nouvelle Constitution n’avait toujours pas été soumise au peuple alors que tourner la page du « 12 septembre 1980 » était devenu un lieu commun de la quasi-totalité des discours politiques en Turquie.

Le parti au pouvoir, l’AKP (Parti de la justice et du développement), droite issue de l’islam politique turc mais rejoint par bien d’autres secteurs bourgeois, s’est saisi de cette aspiration au changement pour élaborer et soumettre au référendum un projet consti­tutionnel à la date symbolique du 12sep­tembre 2010, 30 ans après le coup d’État.

Cette initiative intervient alors que le projet « d’ouverture démocratique » de l’AKP appa­raît clairement comme une tentative de margi­naliser le mouvement politique kurde à son profit plutôt que de régler la question kurde en tant que telle. Ce projet s’est d’ailleurs avéré être une impasse pour cette raison1.

Processus d’élaboration antidémocratique

Le projet de nouvelle constitution n’a en aucun cas fait l’objet d’une assemblée consti­tuante ni même d’un quelconque processus un minimum démocratique, si ce n’est de vagues consultations. Il était de toutes façons difficile de se faire des illusions sur un gouvernement menant une violente politique néolibérale, en étant le champion historique des privatisations, considérant le règlement de la question kurde comme une simple occasion de manœuvre politique, précarisant la fonction publique et n’hésitant pas à envoyer les chars de la police anti-émeutes contre des ouvriers manifestant à Ankara2…

Le changement constitutionnel est en réalité un ensemble de 26 amendements. Il existe des changements cosmétiques ou des progrès sur certaines questions : notamment la nécessité d’une décision de tribunal dans le cadre d’un processus criminel pour prononcer une interdiction de quitter le territoire plutôt qu’une simple formalité administrative pour n’importe quel type d’affaire (un point qui empoisonne la vie de beaucoup de gens en Turquie), la nécessité de contrôle judiciaire concernant les mesures disci­pli­naires dans les administrations, la limitation de la portée des tribunaux militaires uniquement aux militaires (« sauf en cas de guerre »)…

Cela reste extrêmement léger, en réalité la plupart des amendements concernent le système judiciaire (extrêmement critiquable par ailleurs) sur lequel l’AKP souhaite établir sa mainmise. Dans le même temps, contrairement à ce qui est annoncé par les tenants du oui, on est loin de tourner la page du coup d’État de 1980. Ainsi, par exemple :

- Les tribunaux militaires et le Conseil national de sécurité (instance de décision regroupant militaires et civils) continuent d’exister.

- Il n’y a strictement rien dans ce projet sur la pluralité culturelle et nationale en Turquie (une question pourtant essentielle), aucune garantie sur les droits des Kurdes…

- Bien que l’AKP mette en avant les « avancées sociales », celles-ci sont inexis­tantes. Le « droit » de « négociation collective » (et pas de « convention collec­tive » vieille revendication de la gauche syndicale) est subordonné, en cas de désaccord, à la décision d’un comité d’arbitrage dont la composition n’est pas indiquée mais dont le sens des décisions ne fait pas de doute. Or une telle décision ne pourra pas faire l’objet de la moindre contestation (y compris la grève). La ma­nœuvre est grossière…

- Au nom de la « stabilité  », l’exigence qu’un parti doive obtenir 10 % des voix sur l’ensemble du territoire pour entrer au Parlement n’a pas été levée, une règle tout à fait antidémocratique…

Il ne s’agit que d’exemples montrant qu’on est loin, même d’une démocratie bourgeoise parlementaire qui évacuerait les scories du coup d’État de 1980 dont les capitalistes n’ont plus besoin – sans parler d’un projet qui pourrait être soutenu par des anticapitalistes.

Positionnements

Si l’AKP soutient bien sûr son propre projet, le gouvernement a vu courir à son « secours » des intellectuels labellisés à « gauche » et reprenant son discours de « constitution civile ». Étonnamment même des voix de « gauche » radicale ont rejoint ce concert. Ainsi des groupuscules tels que le DSIP (Parti socialiste ouvrier révolutionnaire) et Antikapitalist (toutes deux proches du SWP britannique) ou l’EDP (Parti de l’égalité et de la démocratie, du député « unitaire » de gauche Ufuk Uras) ne représentant pas grand-chose mais fortement médiatisés appellent à un « oui critique » et participent ainsi à l’idée qu’accepter le projet de l’AKP signifie rejeter le coup d’État de 1980.

De son côté, le mouvement kurde et son parti le BDP (Parti de la société démocratique) constatent que ce projet n’apporte abso­lument rien pour les Kurdes, ce qui est indéniable, et appelle au boycott plutôt qu’à voter « non ». Alors que la tactique du boycott des institutions bourgeoises peut être légitimement débattue parmi les anti­capitalistes, il convient de noter qu’aucune condition sociale permettant l’utilisation de cette tactique avec succès n’est présente et que par ailleurs le BDP participe régu­lièrement aux élections. Des groupes de gauche soutiennent ce boycott avec un discours radical bien éloigné des reven­di­cations modérées (essentiellement le fédéra­lisme) du BDP. Surtout, le BDP assimile dans son discours le « non » aux seules forces politiques du nationalisme turc en ignorant la pluralité du « non ».

Alors que si le « oui » soutient un ensemble de propositions précise, le « non » est très divers :

- Le « non » libéral avec notamment le TÜSIAD (équivalent du Medef turc) représentant le grand capital et trouvant ce projet trop éloigné d’un parlementarisme bourgeois.

- Le « non » ultranationaliste du MHP. L’extrême droite dénonce la politique générale de l’AKP estimant que celle-ci fait trop de concessions par rapport aux Kurdes et au caractère unitaire de l’État. Il s’agit donc d’une opposition réactionnaire

- Le « non » ambigu du principal parti d’opposition parlementaire, le « kémaliste » CHP mélangeant quelques vagues consi­dérations sociales avec un discours natio­nalise et étatiste.

- Distinct de ces différentes oppositions, même si elle est moins audible, un « non de gauche» unitaire opposant des revendications démocratiques et sociales et regroupant plusieurs associations, organisations profes­sionnelles et organisations politiques natio­nales : l’ÖDP (Parti de la liberté et de la solidarité avec lequel le NPA entretient des relations), le TKP (Parti communiste de Turquie), l’Emep (Parti du travail, ex pro-albanais) ainsi que les Maisons du peuple qui ont déclaré une position commune.

Nous ne pouvons que conclure en citant un extrait de cette déclaration :

«Dire non, le 12 septembre, signifie aussi bien dire non à la constitution de 1980, non au projet de l’AKP et non à ce que fait le gouvernement AKP depuis huit ans. Une Constitution ayant pour fondement l’égalité, la liberté et la démocratie est une nécessité. Sans aucun doute, une telle constitution sera le produit de la lutte des travailleurs et des opprimés.»

Ümit Çırak

 

1. voir http://www.npa2009.org/c…

2. http://www.npa2009.org/c…