Publié le Samedi 27 novembre 2010 à 14h44.

Succession Le Pen : enjeux et perspectives. Entretien avec René Monzat

Observateur des extrêmes droites depuis plus de 20 ans, René Monzat rappelait en 2004 que ce courant, loin d’être une passade de la vie politique française était au contraire une tendance lourde, enracinée, présente au niveau européen, appelée à durer et à progresser si une vraie alternative de gauche ne voyait pas le jour.

Alors que la principale force d’extrême droite française s’apprête à changer de leader, nous avons interrogé René Monzat sur les enjeux et les conséquences de ce congrès historique. Loin de faire l’unanimité sur l’ensemble des points abordés, cette enrichissante interview s’inscrit pleinement dans les débats de la gauche.

Selon toi, quels sont les enjeux du congrès du FN ? Qu’est-ce que le FN aujourd’hui ? Quelles leçons pouvons-nous tirer de l’in­croyable longévité de la formation d’extrême droite, malgré ses crises successives provo­quant le départ de nombreux cadres ?

L’enjeu unique est la possibilité d’un rebond et le risque d’une scission/disparition. Autrement dit, le FN peut–il survivre politi­quement à (Jean-Marie) Le Pen ? Certes, et malgré les apparences, le FN ne s’est jamais réduit à un fan-club de Jean-Marie Le Pen. Mais celui-ci est resté durant trois décennies la pièce maîtresse de la visibilité politique nationale du FN.

Aujourd’hui le FN reste l’ombre de ce qu’il fut jusqu’en 1999, car il ne s’est pas remis de l’expulsion des partisans de Bruno Mégret, entraînant le départ de la majorité des cadres du parti. Son récent regain d’adhésions ne lui a pas permis de regagner un nombre d’adhé­rents à la hauteur de ses scores électoraux, la diminution du nombre de ses élus pèse sur ses moyens financiers, il n’a plus de système de presse cohérent depuis l’arrêt de National Hebdo, il a renoncé à ses ambitions de renouvellement intellectuel (fortes dans la décennies 1990), et surtout les militants du Front ne sont nulle part des représentants (associatifs ou syndicaux) de milieux ou de couches sociales plus larges que lui-même. Le Front national ne pèse directement sur aucun débat, aucun enjeu. Il soutient mollement l’opposition à la réforme des retraites, alors qu’une fraction de sa base est partisane d’une radicalisation du mou­vement, tandis qu’une autre râle contre les manifestations et les grèves1.

Le FN a su durer car il a constitué l’expression politique et militante de deux courants en large intersection : d’une part une extrême droite xénophobe et sécuritaire et d’autre part une droite révolutionnaire, deux cou­rants politiques durables et qui continueront d’ailleurs à exister même en cas de disparition du FN.

Marine Le Pen et Bruno Gollnisch préten­dant à la succession, comment peut-on interpréter leur positionnement programmatique, stra­té­gique et leurs divergences idéologiques ? Quels sont les courants internes qui les soutiennent et/ou les entourent  ?

Il n’existe aucune différence réelle, l’enjeu unique, à ce stade, se limite à la succession ; « qui » de Marine ou Bruno ? Le posi­tion­nement politique et idéologique des sensibilités, les stratégies personnelles des cadres, les recompo­sitions d’appareil, les alliances intra courant (internes/externes) vont être complètement redistribuées en fonction du résultat.

Comment comprendre le pacte de non-agression conclu entre Marine Le Pen et le Bloc identitaire, alors que ces derniers pré­ten­dent se présenter à la présidentielle de 2012 ? Par ailleurs, comment décrypter les rapports de la Ligue de défense juive (LDJ) avec Marine Le Pen ?

Personne ne croit que les Identitaires puissent présenter un candidat « sérieux » en 2012. Ceux-ci sont fortement influencés par la culture politique de la Nouvelle Droite (Grece), tout comme le sont d’autres réseaux qui apparaissent actuellement pro-Gollnish.

La Ligue de défense juive est un groupuscule d’extrême droite sioniste qui obéit à une logique d’alliance tout azimut contre l’en­nemi arabo-islamiste. L’axe d’alliance compor­terait les droites et extrêmes droites euro­péenne contre leurs immigrés, l’État d’Israël contre les Palestiniens, la Russie occupée à « buter les Tchetchènes ».

Les crises successives du FN ont débouché sur la création de nombreux groupuscules concurrents Mouvement national républicain (MNR), Nouvelle Droite populaire (NDP), Parti de la France (PDF). Selon toi, quel est l’avenir de la tentative de convergence que constitue le « comité de résistance nationale » ? N’est-ce qu’une nouvelle version de la lutte entre PFN et FN dans les années 1970 ? L’émergence de la mouvance nationaliste-autonome, que S. Ayoub cherche à coordonner, en constitue-t-elle « le bras armé » ?

À son apogée des années 1990, le FN avait tué, neutralisé, ou satellisé la plupart des autres groupes ou groupuscules d’extrême droite. Aucun projet concurrent ne s’est développé depuis les années 1970, pas même le MNR de Bruno Mégret qui à sa création en 1999 emportait (sur le papier) la majorité des cadres et la moitié des militants du FN.

L’agitation groupusculaire, les mini-conver­gences reflètent les efforts des anciens cadres issus du FN pour redéfinir des thématiques et regagner dans leur famille politique une sorte d’hégémonie intellectuelle. MNR, NDP et PDF repré­sentent autant des générations de départ que des orientations distinctes, sachant que les divergences de culture politique entre eux sont plus faibles aujourd’hui que quand ils étaient réunis dans le FN des années 1990.

Comment comprendre la porosité de plus en plus grande de la droite classique aux idées des extrêmes droites et particulièrement, en France, son aile sarkozyste ? Du débat sur l’identité nationale au principe de préférence nationale comme axiome du programme du FN, existe-t-il des passerelles idéologiques durables en cours de solidification ? Selon toi, quel est le rôle des organisations comme Riposte laïque dans ce contexte ?

La porosité n’est pas au départ une question d’affinité, mais résulte de ce que les gouvernements et partis de droite sont prioritairement animés par le souci de se faire réélire et gèrent dans cet objectif les questions à mettre au centre du débat public. Pour forcer le trait, les politiques économiques et sociales de droite nuisent aux couches populaires, à la majorité de l’électorat, il faut donc trouver un soutien au gouvernement sur d’autres sujets. Donc on met le paquet sur la question de l’insécurité, on monte une campagne pour réactiver les représentations ancestrales sur les gitans-manouches-chapardeurs alors mê­me que n’existe pas la moindre « demande » sociale en ce sens et que même l’extrême droite n’utilise pas ce thème.

Les droites, sans majorité suffisante, se retrouvent ensuite en alliance de fait avec le parti local d’extrême droite qui dicte ses con­ditions sur ses thèmes prioritaires en échange d’un soutien sur les autres questions. Ce stade ultime de porosité concerne le Dane­mark, la Suède, la Hollande.

Après des années de pratique, un couron­nement législatif, une utilisation renouvelée des thématiques à chaque élection (elles resservent à chaque fois parce que les raisons qui ont prévalu pour leur première utilisation perdurent), cela modifie la réalité, renforce les ghettos et discri­minations et donne inévi­tablement lieu à des théorisations. Une pratique d’État raciste et une rhétorique xénophobe renforcent et légitiment compor­tements et représentations racistes. Il n’y a pas besoin de passerelles, même si celles-ci se multiplient inévi­tablement en conséquence de ces évolutions de fond.

Dans Voleurs d’avenir, tu conclus que l’espoir d’inverser cette tendance de progression ascendante des extrêmes droites (le plus souvent nationales-libérales s’inscrivant dans « le choc des civilisations ») se pense à une dimension européenne. Quelles seraient, selon toi, les voies de cette inversion de tendance ?

En 2004 j’avais publié un diagnostic pes­simiste, pointant la persistance des raisons qui à moyen terme alimentaient les extrêmes droites européennes. Le FN français a sur ces entrefaites connu ses plus faibles résultats depuis 30 ans. Nous avons décidé de dissoudre Ras l’Front qui avait été un instrument efficace pour contenir la crois­sance du FN, et qui était pertinent face aux thématiques du FN et à son mode d’activités politique et militante dans la période. Nous partagions l’idée qu’une nouvelle période de lutte contre l’extrême droite pouvait survenir, mais que les thématiques et les moyens d’action seraient alors différents de ce que nous avions connu. Il faut comprendre la situation à long terme et à l’échelle euro­péenne si l’on veut agir effica­cement dans la situation nouvelle.

D’abord voir à quel point le contexte a changé. La rhétorique sur « les immigrés prennent nos emplois » est abandonnée même par l’extrême droite, la rengaine sur la « submersion démographique » n’a plus de sens alors que le Maghreb et la Turquie achèvent leur transition démographique rejoignant les taux de natalité européens.

Ensuite comprendre que dans la prochaine décennie, les extrêmes droites européennes tenteront de se fédérer en particulier autour d’une reformulation culturaliste (islamo­phobe) de l’opposition à l’immigration, en conjugaison avec un refus de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Et ce pour deux raisons objectives : au-delà de l’extrême diversité des histoires et situations des immigrations et des différences de cultures politiques et institutionnelles des différents États européens vis-à-vis de leurs populations immigrées, dans les principaux pays euro­péens les populations symboles de l’immigration viennent de pays musulmans (Maghreb en France et en Belgique), Turquie en Allemagne, Pakistan au Royaume-Uni.

L’autre raison est que le projet d’adhésion de la Turquie est mal géré par les instances européennes, comme si cette perspective n’était qu’un des innombrables projets bureaucratiques menés en catimini.

Les conséquences sur la riposte sont lourdes: car quand nous manifestions dans le cadre de Ras l’Front, réseau en intersection organique avec le mouvement ouvrier syndical et les organisations politiques de gauche et d’extrême gauche, nous le faisions aussi sur le socle des valeurs démocratiques issues de la Révolution française et de la Résistance partagées et formellement revendiquées par tout l’éventail politique hors FN.

La constitution d’un cadre d’alliance pour riposter à l’extrême droite sera difficile. Aujourd’hui la gauche est divisée devant les questions posées par la visibilité religieuse des citoyens européens musulmans, l’acceptation d’élé­ments de mode de vie (dont le voile) et sur les rapports à entretenir avec les associations religieuses/communautaires musulmanes.

Les attitudes vis-à-vis de l’adhésion de la Turquie à l’UE ne sont pas unanimes à gauche ni dans le reste du champ politique (hors ED).

Quelles seront selon toi les problèmes auxquels la gauche sera confrontée dans un avenir proche concernant la définition des nouvelles tendances des extrêmes droites européennes ?

Nous serons confrontés à plusieurs problèmes complexes. Le discours que nous entendrons ne sera pas forcément une caricature de droite extrême plus libérale, plus conservatrice, plus inégalitaire. Penser sur un axe unidimen­sionnel droite/gauche n’aurait pas grand sens, face à une droite révolutionnaire qui retrouverait ses bases dans des couches populaires. C’était la tonalité du dernier discours de Le Pen le 1ermai : un discours alliant défense des valeurs populaires ouvrières face aux capi­talisme, mondialisme, libéralisme, ultra. Et par un FN prétendant reprendre le flambeau contestataire d’une gauche amollie. Les syn­di­cats sont aujourd’hui plus outillés que les partis pour y répondre.

La question d’une islamophobie instru­men­talisant des thèmes progressistes : je pense ainsi à la question du statut des femmes en islam. La gauche a intellectuellement et politiquement implosé sur cette question.

Or de même que le centre de gravité écono­mique passe en Asie, le centre de gravité du mouvement féministe de ce siècle risque de se déplacer vers la zone arabo-musulmane où le contraste est explosif entre la situation d’oppression que des centaines de millions de femmes subissent au nom de l’islam et le développement économique, social et éduca­tionnel de ces pays. Ce mouvement des femmes ne se fera pas contre la religion, mais en large partie au nom des potentialités libératrices du message de Mahomet. Une bonne partie du mouvement féministe français a adopté des positions qui lui font ignorer cette réalité aujourd’hui émergente. La caricature de cette attitude pousse des courants comme Riposte laïque, obnubilés par l’islamisme, à organiser des initiatives com­munes avec l’extrême droite.

L’adhésion de la Turquie, c’est construire une Europe politique et sociale avec une puissance musulmane de près de 80 millions d’habitants. Cela aurait beaucoup de consé­quences pour l’Europe, cela affaiblirait dans le monde entier la thématique de la guerre de civilisation, cela aurait de grandes con­sé­quences pour la République laïque et la société de Turquie, cela faciliterait l’évolution de l’islam européen. Mais il est impossible de faire d’une attitude ou position politique concernant cette adhésion un pré-requis de la lutte contre la nouvelle extrême droite.

Personne ne peut aujourd’hui proposer de réponses à la fois pertinentes, cohérentes et capables de rassembler. Pour sortir des apories intellectuelles et des impasses politiques nous devrons d’emblée raisonner à l’échelle européenne et internationale.

Le mouvement ouvrier et la gauche ont des responsabilités particulières pour opposer à la mondialisation libérale comme au repli nationaliste, une altermondialisation poli­ti­que et sociale.

La généralisation de la reconnaissance des droits indépendamment des appartenances, jusqu’à la reconnaissance du principe de droits politiques inhérents à la personne, est la riposte la plus radicale aux politiques et pratiques administratives xénophobes du racisme d’État.

Lutter contre les assignations commu­nau­taires et la communautarisation des espaces nationaux implique à mon sens de reconnaître que le droit de s’habiller comme on l’entend a la même valeur à Paris, Londres, Ryad ou Téhéran. Faute de quoi une partie de la gauche jouera le rôle de caution « laïque » d’un communautarisme euro-chrétien.

Rien n’est joué, ni gagné ni perdu, mais de là dépendra en bonne partie de ce que nous serons capables de faire dans les quelques années qui viennent  !

1. Selon l’enquête Ipsos/Europe 1, les Français et les grèves reconductibles du 12 octobre 2010, 48 % des sympathisants FN souhaitent que les grèves s’arrêtent très vite, mais 42 % souhaitent qu’elles durent plus longtemps, proportion supérieure à celle des l’ensemble des sympathisant de gauche (40%) !