Publié le Samedi 25 décembre 2010 à 14h15.

Mobilisation contre la répression et l’assassinat de Mariano Ferreyra

Le 20 octobre, dans la ville de Buenos Aires, une manifestation de travailleurs précaires des chemins de fer a été violemment réprimée. Un camarade de 23 ans, Mariano Ferreyra, a été tué et trois autres manifestants, dont Elsa Rodriguez, une mère de famille de 57 ans, ont été blessés par balles. Tous quatre sont des militants du Parti ouvrier (PO), une des principales organisations de la gauche révolutionnaire.

Les assassins de Mariano Ferreyra, lors d’une manifestation le 20 octobre, appartiennent à une bande organisée et armée par la bureaucratie syndicale de l’Union ferroviaire1, et leur crime a pu être commis grâce à la complicité de la police, qui avait abandonné le quartier pour leur laisser les mains libres.

La réaction ouvrière et populaire a été immédiate et massive, avec des grèves, des manifestations, des occupations d’écoles et d’universités en divers endroits de la capitale et dans d’autres villes du pays. Le lendemain, à l’appel de nombreuses organisations politiques, syndicales et sociales, une manifestation de 100 000 personnes a envahi la Place de Mai, devant le siège du gouvernement.

L’assassinat de Ferreyra et la réaction ouvrière et populaire ont ouvert une crise politique. Un mois plus tard, la mobilisation reste forte. Le 23 novembre, 70 000 jeunes ont participé à un festival de rock organisé avec les groupes les plus connus du pays et d’autres figures très populaires (comme le footballeur Carlos Tevez), pour exiger le jugement et le châtiment de tous les responsables de l’assassinat.

En France, le gouvernement Kirchner2 bénéficie de la sympathie d’une partie importante de la gauche, à commencer par le PCF et le PG. Ces secteurs considèrent qu’il fait partie d’un arc de forces progressistes, avec le gouvernement de Chávez au Venezuela. Sa politique en matière de droits de l’homme est portée aux nues. C’est un bon exemple d’unité antilibérale3. Mais l’assassinat de Mariano Ferreyra dit une autre histoire.

Précarité, bureaucratie syndicale et répression

La manifestation au cours de laquelle Mariano a été assassiné avait été organisée par le Parti ouvrier et d’autres organisations de gauche, sur une revendication qui est actuellement centrale. Le travail précaire et la sous-traitance sont devenus en Argentine des maux endémiques, affectant une fraction très importante du monde du travail. Les sept années de gouvernement kirchnériste, dans ce qui a été une période de relative prospérité capitaliste, n’ont fait qu’accompagner cette réalité.

La réaction populaire a permis une extension qualitative de la lutte contre la précarité, à travers le développement de mobilisations dans d’autres secteurs. Dans les chemins de fer, un mois après, une victoire importante a été remportée avec l’incorporation de milliers de travailleurs à l’effectif permanent de Ferrocarril Roca, l’entreprise du réseau sud.

La haine de la population, l’exigence de « jugement et châtiment de tous les responsables » sont tournées contre la bureaucratie syndicale et la police. Depuis des dizaines d’années, les directions syndicales bureaucratiques jouent un rôle central dans l’exercice du pouvoir politique de la bourgeoisie. L’État et le patronat délèguent à cette bureaucratie la tâche de contrôler et réprimer le mouvement ouvrier, d’empêcher que se manifeste la volonté de lutte des travailleurs. La bureaucratie a pris sa part dans les privatisations des années 1990, comme elle continue de le faire dans toutes sortes d’affaires. C’est elle qui gère les services ferroviaires mis en sous-traitance. En lien étroit avec le gouvernement, le bureaucrate syndical argentin est également un chef d’entreprise, un patron.

L’assassinat de Mariano montre à quel point la bureaucratie peut utiliser la violence des bandes. Dans l’Argentine des Kirchner, on a vu se consolider une structure qui associe les « barras bravas » (les groupes de hooligans des « kops » des clubs de football) et l’appareil d’État, les maires, les politiciens et leur personnel, les directions syndicales et le patronat, pour nourrir des bandes de déclassés qui agressent et volent la population, répriment les grèves et les manifestations. C’est une de ces bandes qui a attaqué Mariano et les autres manifestants.

Le régime kirchnériste s’appuie sur la bureaucratie syndicale. Seuls les ingénus peuvent encore croire aux promesses de « démocratie syndicale ». Un des traits caractéristiques de ce gouvernement « progressiste » est qu’il structure son régime avec les groupes de pouvoir les plus décomposés – bureaucrates syndicaux, maires mafieux, appareil du parti péroniste, groupes privés vivant de la corruption.

Par ailleurs, l’assassinat de Mariano n’aurait pas pu être perpétré sans la complicité active de la police. Celle-ci est en Argentine le premier facteur d’insécurité pour la population – comme c’est le cas en France dans les quartiers populaires.

Dans les semaines qui ont suivi l’assassinat, le gouvernement, confronté à l’évidence que l’organisateur de ce crime est un haut bureaucrate syndical allié du régime, tout comme à celle de la complicité ouverte de la police, s’est employé à éluder ses responsabilités. Il tente de s’en laver les mains, tandis que la police, la bureaucratie et les bandes veulent, avec sa bénédiction, instiller la peur.

Crimes et mobilisation politique

En France et en Europe, nous savons nous aussi ce que signifie descendre dans la rue contre l’assassinat de jeunes, de militants. Rappelons-nous la réaction à l’assassinat de Malik Oussekine, en 1986, qui avait gravement affaibli le gouvernement Chirac de l’époque. Ou plus près de nous, en 2008, l’assassinat d’un jeune qui avait provoqué en Grèce un énorme mouvement de révolte.

En Argentine, c’est ce même type de réaction qui est en train de se produire, mais avec une expression politique beaucoup plus directe que dans les mobilisations 
européennes.

Cette expression passe par les initiatives et l’intervention dans les luttes ouvrières et populaires de l’extrême gauche et de ses partis – on dit en Argentine les trotskystes et le maoïsme. Le Parti ouvrier a évidemment joué un rôle central4, bien que non exclusif, dans les mobilisations pour Mariano Ferreyra. L’unité d’action entre organisations se fait dans le cadre de polémiques, de luttes politiques intenses.

À la différence du chavisme au Venezuela, issu d’une rébellion populaire, le kirchnerisme a surgi d’un vieil appareil politique (celui du péronisme) et du régime néolibéral de Menem dans les années 1990. Son projet est de restaurer et réorganiser les institutions de l’État, dans les conditions de la période consécutive à l’« argentinazo » (la révolte insurrectionnelle) de 2001, période marquée par le tournant de la bourgeoisie nationale vers un « modèle productiviste » et d’élimination des dettes. Il s’agit pour lui de normaliser les rapports avec le capital financier et de préserver les bonnes affaires du capital avec l’État.

Les luttes des travailleurs et de la population pour leurs revendications, contre la précarité, les crimes répressifs, la bureaucratie syndicale, la police, sont nécessairement des mobilisations contre le régime politique et contre le capitalisme. Pour lutter contre la misère capitaliste, les ouvriers, les jeunes, les précaires, les « piqueteros » (chômeurs organisés dans des structures de lutte, sociales et/ou politiques), les étudiants doivent s’organiser et manifester de façon indépendante du gouvernement, contre le gouvernement, par-delà tout le progressisme et l’antilibéralisme dont il peut se revendiquer. Contrairement à ce qu’affirment les secteurs progressistes et de gauche qui défendent le kirchnerisme, les manifestations contre l’assassinat de Mariano sont à la fois plus et autre chose qu’une défense de « la démocratie ».

 

Marcelo Noversztern

1. Le syndicat des chemins de fer affilié à la CGT, la confédération syndicale historique, à direction péroniste.

2. Néstor Kirchner a été président de l’Argentine de 2003 à 2007. Cristina Kirchner, sa femme, lui a succédé pour un mandat qui court jusqu’en 2011. Néstor Kirchner vient de mourir, le 27 octobre.

3. Jean-Luc Mélenchon vient de sortir un livre intitulé Qu’ils s’en aillent tous. Ce titre copie le mot d’ordre des manifestations en Argentine dans la période qui a suivi les journées insurrectionnelles de décembre 2001. L’utiliser en France pour une élection présidentielle constitue une escroquerie politique.

4. François Chesnais et Jean-Philippe Divès ont publié en 2002 Que se vayan todos – Le peuple d’Argentine se soulève (à ne pas confondre avec le livre de Mélenchon cité en note n° 3!), sur l’«argentinazo» de décembre 2001. Dans le glossaire des organisations, on trouve cette référence: « Parti ouvrier, organisation trotskyste (…) Aujourd’hui la principale force d’extrême gauche avec le MST » (Mouvement socialiste des travailleurs).