Publié le Dimanche 30 janvier 2011 à 22h04.

Post colonialisme : un apport indispensable à la réflexion anticapitaliste

Dans Tout est à nous ! La revue de septembre, François Coustal fait, à travers l’étude d’une série livres, une critique du postcolonialisme qui tend à le réduire à « une nouvelle mythologie » et vise à lui dénier toute crédibilité. Il ne s’agit pas de faire de ce courant l’alpha et l’oméga mais on ne peut le réduire ainsi. Au contraire, les théories « post-coloniales » doivent nourrir la réflexion anticapitaliste et, si nous devons en critiquer les limites, il nous faut d’abord en mesurer l’apport à la lutte antiraciste et anti-impérialiste.

Tout d’abord, on ne peut pas considérer ce courant comme « idéologiquement homo­gène », et le réduire à une seule explication : « le colonialisme est la cause de tout ». Les théories « post-coloniales » puisent leurs racines chez Frantz Fanon et Edward Saïd. Il y a aujourd’hui une grande diversité avec des auteurs comme Saïd Bouamama, Elsa Dorlin, Pap Ndiaye… Ces auteurs cherchent à relier les questions coloniales et sociales, tout en mettant en exergue les structures et représentations dominantes des rapports entres les opprimés et le système. Ces cou­rants posent une question très importante qui est celle de l’identité. L’identité de peuples entiers a été détruite par le développement du capitalisme, de l’impérialisme et du racisme. Comment s’en reconstruire une ? S’il y a quelque chose de commun à tous ces courants, c’est que cette identité ne peut se reconstruire qu’en opposition à celle des dominants. En quoi cela serait-il illégitime ?

Nous devrions plutôt essayer de comprendre pourquoi ces courants suscitent une telle défiance dans une grande partie de la gauche. Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus de critique, fut-elle de gauche de la République et de la laïcité. Ce sont des « mots magiques » censés faire consensus et ne pouvant être remis en cause. Les courants postcoloniaux sont parmi les rares à poursuivre ce travail. Ils ont raison de dénoncer le « mythe national » que constitue l’histoire dominante de la République et du colonialisme. En disant cela, ils ne font que redécouvrir ce que Suzanne Citron avait démontré il y a plusieurs dizaines d’années1. C’est fondamentalement cette critique qui choque Yves Lacoste et Jean-François Bayart, qui appartiennent tous deux à la gauche républicaine. Même s’il vient du tiers-mondisme, Lacoste a évolué vers la défense d’une nation « mythique » allant jusqu’à soutenir Chevènement en 2002 et aujourd’hui il déclare même à son propos : «On dit aussi que je suis islamophobe parce que je suis contre les islamistes et le refus de la laïcité»… Moins engagé politiquement Bayard a cependant une vision bien parti­culière de l’histoire qui doit «“sauver l’histoire de la nation” selon le beau titre de Prasenjit Duara, en tournant à un discours morose de la République sur elle-même». Même si certaines de leur critique sont justes, on ne peut pas partager leur démarche, or l’article de François Coustal contourne ce problème et est même plutôt élogieux quant à ces auteurs (le troisième ouvrage de Frederick Cooper est un peu différent et mériterait une contribution spécifique, car plus contradictoire).

On fait souvent le reproche à ces courants d’ignorer la question sociale, mais le problème principal est d’abord la non-prise en compte de la question « coloniale » par le mouvement ouvrier. Il ne faut pas oublier qu’à la fin du xixe siècle jusqu’en 1914, la quasi-totalité de la gauche française (en particulier Jaurès) a soutenu le colonialisme au nom du progrès et des droits de l’homme (blanc ?!). Il ne faut pas oublier non plus que le PCF était au gouvernement lors du massacre de Sétif et a soutenu l’intervention militaire en Algérie en 1956… Plus récem­ment, où était la gauche française lors des trois semaines de révolte des jeunes en banlieue en 2005, alors que Sarkozy réacti­vait l’état d’urgence avec un décret datant de la guerre d’Algérie ?

Il y a eu une véritable critique de gauche des notions hérités de « la République et des Lumières » dans les années 1960-1970. À l’époque, les écrits de Fanon ou de MalcolmX ne suscitaient pas la même méfiance qu’aujourd’hui. La gauche radicale, contraire­ment au PCF depuis les années 1930, était capable d’écrire des choses assez proches de ce que l’on retrouve aujourd’hui porté par les « postcolonial studies » à propos du colonia­lisme, de l’impérialisme et du racisme. Ces questions n’étaient pas déconnectées de la lutte des classes, au contraire. Mais le reflux a été particulièrement fort sur ce terrain. Le résultat c’est effectivement, comme le souligne François Coustal, une déconnexion de ces questions des questions sociales. Mais à qui le reprocher ? Si, comme nous le souhaitons tous, nous voulons construire un parti large, ouvert, capable de s’implanter dans les couches populaires immigrées ou d’origine immigrée, il faudra être capables de reconstruire une véritable mémoire de cette histoire, en s’attaquant ensemble à l’histoire dominante. Il ne s’agit pas de reconstruire évidemment un nouveau mythe, mais cela ne pourra se faire en balayant d’un revers de main un courant idéologique et politique qui se bat lui aussi contre le système. o 1. Elle publiait en 1989, à l’occasion du bicentennaire de la révolution française, un important ouvrage Le Mythe national, l’histoire de France en question où elle récuse l’idéologie dominante et montre comment l’enseignement de l’histoire a été construit au service du nationalisme et du colonialisme de la iiie République.

Antoine Boulangé