Publié le Dimanche 30 janvier 2011 à 22h24.

Exposition coloniale de 1931. Apogée ou limites du colonialisme ?

 Construit à l’occasion de l’Exposition universelle de 1931, le Musée des Colonies avait comme objectif de sensibiliser la population française à la « grandeur de l’Empire colonial ». Mais si cette exposition a été un succès, c’est probablement davantage pour son caractère ludique avec des attractions construites pour l’occasion.

 

Plus de trente millions de billets vendus en moins d’un an, entre six et huit millions de visiteurs, les organisateurs de l’Exposition coloniale de 1931 purent se targuer d’un succès public (le décalage entre le nombre de billets et le nombre de visiteurs s’explique par le fait qu’il fallait acheter plusieurs billets pour voir toute l’exposition, partagée en plusieurs secteurs). À côté, les 5 000 visiteurs de l’« Exposition anti-impérialiste » font pâle figure ; cette anti-Exposition colo­niale était organisée dans le même temps par la PCF, la CGTU et la Ligue internationale contre l’oppression impériale et le colonia­lisme, sur ordre du Komintern.

Malgré cet indéniable succès, Georges Hardy, le directeur de l’École coloniale, une des institutions de l’impérialisme français, doutait deux ans après l’événement que «la moyenne des Français ait pris conscience de la solidarité qui lie la France à ses colonies». Il ajoutait : «Avons-nous pris l’habitude de penser impérialement? Assurément, non».

Cette exposition avait pourtant été large­ment voulue par les représentants des intérêts colonialistes qui espéraient ainsi populariser la cause de la colonisation. Comment s’explique la genèse, comment évaluer le succès public d’un événement qui vit se construire pour l’occasion le Palais de la Porte dorée, bâtiment actuel de la Cité de l’immigration ? Poser ces questions permet de s’interroger sur la place de l’empire colonial dans la société française. L’expo­sition de 1931, longtemps considérée comme un symbole de l’empire colonial français triomphant, est-elle le symbole d’une culture impériale et coloniale omniprésente ou, au contraire, de ses difficultés à s’imposer ?

Un projet de long terme

La colonisation, en France, a été surtout portée par les élites au xixe siècle. Élites monarchistes, tout d’abord, avec la conquête de l’Algérie décidée par Charles x pour restaurer un prestige personnel défaillant ; élites républicaines ensuite, avec notam­ment le célèbre discours de Jules Ferry à la Chambre des députés en 1885, proclamant le devoir pour les «races supérieures» d’apporter la «civilisation» aux «races infé­rieures». Le peuple est peu concerné par des projets qui lui paraissent bien lointains. Les milieux colonialistes tentent de populariser le projet impérial en organisant des expositions régulières en métropole. Il s’agit à la fois de susciter l’admiration des foules et de développer les affaires économiques entre métropoles et colonies. À partir de 1889, les colonies disposent d’un espace spécifique dans les Expositions universelles internationales, afin de montrer la puissance de la France aux potentiels rivaux impérialistes. Ceux qui organisent de telles expositions les conçoivent comme un spectacle pour attirer le plus grand nombre, et dans ce domaine l’exotisme des pavillons coloniaux constitue un atout de poids. À partir des années 1910, il est question d’organiser une exposition spécifiquement dédiée aux colonies, qui a pour objectif de déboucher sur un musée permanent des colonies. Le projet est prévu pour 1916 mais repoussé à cause de la guerre. Il est repris après l’armistice et une première date est envisagée en 1925. L’idée est de célébrer l’œuvre de la France mais également d’associer les autres nations « civilisées ». L’utilisation de soldats coloniaux pendant la Première Guerre mondiale a aussi rendu populaire l’image du soldat noir ou nord-africain.

Après bien des péripéties, l’organisation de l’exposition est confiée au maréchal Lyautey, qui a joué un grand rôle dans la gestion coloniale et la répression du Maroc notamment. Il est connu pour ses opinions bien plus monarchistes que républicaines, mais il s’agit justement de faire la preuve de l’unanimité autour de l’idée coloniale, après l’Union sacrée manifestée pendant la guer­re. Lyautey envisage d’emblée de présenter la colonisation comme une œuvre de la France éternelle, remontant jusqu’aux Croisades. Il souhaite aussi associer le plus largement possible d’autres pays européens, comme les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne, pour montrer l’œuvre « civilisatrice » européenne. Lyautey veut aussi développer les activités économiques avec les colonies, en associant au maximum industriels et hommes d’affaire. Une Cité de l’information est construite spécialement, dédiée aux affaires. Lyautey, enfin, souhaite mettre l’accent sur les réalisations sanitaires, sur les missions religieuses accomplies dans les colonies.

Ses efforts pour associer d’autres pays européens se révèlent plutôt vains. La Grande-Bretagne, touchée par la crise économique et peu portée à partager sa gloire coloniale avec la France, se contente de deux pavillons, l’un dédié à l’Inde et l’autre à la Palestine. Les Pays-Bas et la Belgique sont aussi marginalisés dans l’espace de l’exposition, qui partage le monde entre le sud et le nord du lac Daumesnil, entre les possessions françaises et celles des autres puissances coloni­satrices. L’Exposition consacre finalement essen­tiel­lement l’empire colonial français, sur 110hec­tares, avec des bâtiments pour chaque espace de l’Empire, la reproduction de nombreux monuments, plus de 200 pavillons loués à des exposants privés (entreprises, buvettes, restaurants, bu­reaux de tabac, etc.). Un chemin de fer construit spécialement, des cars électriques, des bateaux, sont mis à la disposition des visiteurs. L’exposition est inaugurée le 6 mai 1931, en grande pompe, par le président Doumergue et le ministre des Colonies, Paul Reynaud. Elle dure jusqu’en novembre. Le Palais de la Porte dorée est construit pour l’occasion mais il a vocation à se transformer en musée des colonies après la fin de l’exposition.

Un « Lunapark » impérialiste

Les surréalistes, Aragon, René Char, André Breton et Paul Eluard en tête, produisent pour l’occasion un texte Ne visitez pas l’Exposition coloniale!  Léon Blum, dans Le Populaire, appelle à voir «quelle réalité se cache» derrière l’exposition. Ces recom­mandations sont suivies de peu d’effet : le public se presse pour visiter ce que les communistes qualifient de «Lunapark gro­tesque». L’expression se veut insultante mais décrit sans doute en partie la réalité. Le gouvernement n’a pas lésiné sur les moyens pour assurer le succès : le temple d’Angkor Vat (55 m de haut), la mosquée de Djenné, deux palais marocain et algérien sont reconstitués pour le plaisir des visi­teurs. De tels monuments peuvent sembler contredire l’idée selon laquelle les peuples colonisés étaient inférieurs, mais il s’agit de montrer justement la grandeur de la France capable de conquérir de telles civilisations. Un zoo animalier est mis en place, qui assure une bonne partie du succès de l’exposition. Des spectacles exotiques, de lumière ou de music-hall sont organisés. Divers restaurants offrent la possibilité de déguster des mets venus du monde entier. L’imaginaire se mêle au souci de reproduire le réel, avec une «Île des mille et une nuits». C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la mise en place de « villages nègres », présentés par certains auteurs (voir bibliographie) comme de véritables « zoos humains ». Il y a un aspect sensationnaliste et misérabiliste dans ce terme qui plaque sur l’époque des sensibilités contemporaines. De tels « vil­lages exotiques » témoignent certes d’un sentiment de supériorité européen, mais ne concernent pas que des peuples colonisés : depuis la fin du xixe siècle, de véritables entrepreneurs en distraction organisent des villages de « gauchos argentins », de « Lapons norvégiens » ou de « Cosaques ». De tels spec­tacles, à finalité exotique sous un vernis prétendument ethnologique, sont coor­ganisés avec des notables africains qui en retirent également des profits juteux. Ils s’inscrivent dans la naissance de la culture de consommation de loisirs. Bien sûr, ils suscitent aujourd’hui une indignation légitime et ce sont surtout des populations colonisées qui en ont été victimes. Mais il s’agit de mises en scène, anticipatrices peut-être aussi de certaines formes de tourisme, qui n’excluent pas la participation active des « indigènes » eux-mêmes, et non de la simple exhibition forcée de victimes avilies.

Un Empire colonial rendu populaire ?

Dans ce cadre, il est difficile de croire que les visiteurs de l’exposition aient tous été animés par une volonté colonisatrice forcenée. Beaucoup profitent d’un parc d’attraction géant, d’un exotisme à deux pas du centre de Paris. La concentration dans un espace réduit d’attractions commerciales, d’objets d’art, de reconstitutions préten­dument fidèles, donne une image confuse de l’Empire et brouille les représentations dans un triomphalisme de bric-à-brac (« le tour du monde en un jour », proclame l’affiche officielle). L’historienne Sophie Dulucq cite le personnage d’Escartefigues dans Marius de Pagnol (1927) : «Mais Madagascar, tu ne peux pas te figurer à quel point je m’en fous! Question de patriotisme, je n’en dis pas de mal et je suis content que le drapeau français flotte sur ces populations lointaines, quoique personnellement, ça ne me fasse pas la jambe plus belle. Mais y aller? En bateau? Merci bien. Je suis trop heureux ici». Les milieux colonialistes ne s’y trompent pas, qui se plaignent du fait que l’Exposition, malgré son succès, n’ait pas contribué à développer l’esprit colonial. La culture coloniale est donc loin d’impré­gner l’ensemble de la société, et il y a loin entre les discours de propagande inspirés par les milieux colonialistes et leur réception par la population française. Le sentiment est cependant plutôt celui d’une indifférence que d’une révolte. C’est perceptible en 1936 avec la victoire du Front populaire, qui ne débouche pas sur des améliorations notables dans la situation des peuples colonisés. Le Palais de la Porte dorée, et notamment le bas-relief de sa façade et la fresque réalisée dans ses murs, est aujourd’hui un des derniers vestiges visibles de l’Exposition coloniale de 1931 et de ses objectifs. On peut dire que son succès témoigne d’un consensus par défaut plutôt que par enthousiasme en faveur de la colonisation par le peuple français. C’est sans doute après la Deuxième Guerre mondiale, notamment du fait du rôle joué par l’Empire colonial dans la France libre, que le sentiment d’adhésion à l’Empire est le plus fort. Sa perte suscite pourtant peu d’oppositions, si on excepte le cas particulier de l’Algérie, ce qui relativise le poids et l’enracinement de la culture impériale et coloniale.

Sylvain Pattieu

 Du Palais au Musée

1928 à 1831 Construction du bâtiment, le Palais de la Porte dorée, par l’architecte Laprade.

1931 Exposition coloniale (de mai à novembre). À son terme, le Palais de la Porte dorée est transformé en Musée des Colonies.

1935 Changement d’appellation : Musée de la France d’Outre-Mer.

1960 Le Palais devient le Musée des Arts africains et océaniens.

1990 Musée des arts d’Afrique et d’Océanie.

1990 Une association pour un musée de l’immigration est créée par un comité d’historiens (parmi lesquels Gérard Noiriel, Pierre Milza). Le projet est abandonné par la gauche en 1991.

1998 Le projet est relancé auprès du Premier ministre, Lionel Jospin

2003 Les collections du Musée des arts d’Afrique et d’Océanie rejoignent le nouveau musée du Quai Branly, voulu par Chirac.

2003 Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin confient à Jacques Toubon une mission de préfiguration d’un « centre de ressources et de mémoire de l’immigration ».

2004 La mission rend son rapport, qui préconise la création d’un musée sur le site du Palais de la Porte dorée. Le 8 juillet 2004, Jean-Pierre Raffarin annonce officiellement cette création.

2007 Ouverture de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Aucun ministre ne participe à son inauguration, si on excepte Christine Albanel, ministre de la Culture.