Après dix ans de semi-privatisation, le Sénat a rendu la gestion du musée du Luxembourg à la Réunion des Musées nationaux, qui y présente jusqu’au 23 mai « Cranach et son temps », thème en vogue déjà proposé avec succès à Londres, Bruxelles et Rome. Voilà un demi-millénaire, Lucas Cranach (1472-1553), dont le père avait déjà un atelier et dont les deux fils lui succéderaient dans le métier, commençait à s’imposer comme peintre des Électeurs de Saxe et d’autres richissimes seigneurs d’Allemagne centrale. Ce n’était pas en Italie comme Dürer, mais à Nuremberg et surtout chez ses confrères des Pays-Bas qu’il avait percé certains secrets qui allaient faire de lui « le peintre le plus rapide de son temps » — titre de gloire qu’il fit inscrire sur sa tombe — notamment grâce à une organisation quasi tayloriste de son atelier, anticipant la Factory d’Andy Warhol. À peu près dans le même temps, Luther (1483-1546) revenu écœuré de son séjour à Rome, venait solliciter la protection de l’Électeur de Saxe, et à travers le cardinal de Brandebourg (bon client de Cranach) et son trafic d’indulgences. Il n’allait pas tarder à attaquer tout le fonctionnement de l’Église, avec ses 95 thèses affichées sur la chapelle même du prince Électeur. Si, de 1517 à 1522, Luther défendit (comme d’autres) des positions révolutionnaires, il faut voir avec Ernst Bloch (Thomas Münzer : théologien de la révolution) avec quelle rapidité il se fit le champion de la « morale des princes » jusqu’à les exhorter à massacrer les paysans. Son ami et protecteur Cranach, qui dès le début s’était fait son principal propagandiste en illustrant, imprimant et diffusant ses livres, l’encouragea certainement à ce revirement : n’était-il pas devenu lui-même membre du conseil de la ville princière, gros propriétaire et commerçant pourvu d’un monopole par l’Électeur ? Il continuait d’ailleurs à satisfaire sa clientèle aussi bien catholique que protestante, avec des portraits de cour et des sujets religieux plus ou moins réussis, loin des génies de son temps, Altdorfer, Baldung, Dürer ou Grünewald. Au Luxembourg, ses Vierges souffrant de fluxion dentaire et ses Enfants Jésus éléphantiasiques feraient plutôt penser à des préfigurations de Botero. Il fut plus heureux avec d’autres sujets comme la Mélancolie, dont deux bonnes versions sont visibles à Paris et à Rome. Mais les organisateurs de ces expositions le savent bien, ce sont ses figurations de femmes nues, à prétexte allégorique (telle la Justice de 1537 faisant l’affiche de Bruxelles et de Paris), biblique ou mythologique (comme la Vénus de 1532 choisie pour l’affiche de l’exposition de Londres et interdite dans le métro !), qui ont fait le succès de l’atelier des Cranach et attirent aujourd’hui le public jusqu’à le faire se cotiser cet hiver pour l’entrée au Louvre d’une version de 1531 des Trois Grâces. De ces nus féminins étirés, inspirés du dernier gothique flamand (Bouts et Memling notamment) et non des anatomies de la Renaissance italienne, les spécialistes actuels conviennent que Cranach tira « un nouveau marché » et plusieurs centaines de tableaux, bien avant les pin-up de Picabia et les Marylin de Warhol. Certains modernes y voient une exaltation de la beauté féminine et de l’érotisme, d’autres une application de ce propos de Luther : « La tentation de la chair est petite chose, la moindre femme dans la maison peut guérir cette maladie ». Cynisme non moins moderne hélas lui aussi. Gilles Bounoure