Publié le Mercredi 13 avril 2011 à 22h13.

De la crise politique à la crise de régime ?

Il convient de ne pas sous-estimer ce qui est en train de se passer à droite. La crise qui secoue l’UMP est un peu plus que le feuilleton médiatique dont on nous abreuve depuis le premier tour des élections cantonales. Il est sans doute paradoxal qu’une élection qui n’a pas constitué le centre des préoccupations de la grande masse de la population, ni vraiment non plus des médias et de la classe politique, semble aujourd’hui révéler les tendances profondes à l’œuvre dans le pays. Mais les enjeux pour la droite n’en sont pas moins substantiels, et, s’il faut à cette étape éviter les pronostics, admettons qu’il est probable que de profonds bouleversements soient en cours. Il semble que la bourgeoisie hésite et se divise sur la conduite à tenir. La haute bourgeoisie peut opter pour le racisme, même si l’on voit qu’il y aura de la résistance. Mais peut-elle opter pour le protectionnisme ? On ne voit pas aujourd’hui quel intérêt elle y trouverait. Pourtant, si la droite est au service de la haute bourgeoisie, il lui faut quelques électeurs dans les classes populaires. Ceux-là mêmes qu’elle est en train de perdre…

On en saisit bien la dimension purement électorale autour des échéances de 2012 : sans vraiment paraître croire à un candidat de remplacement, la droite voit croître la probabilité d’une défaite de Sarkozy, peut-être même dès le 1er tour. De tels cas de figure créeraient évidemment une dynamique inquiétante du point de vue de l’actuelle majorité parlementaire, de surcroît menacée d’affaiblissement au Sénat.

Dès lors, évidemment, l’édifice se fissure et menace de s’écrouler. Outre les résultats électoraux, les coups de semonce se sont accumulés, le retrait précipité de l’amendement permettant la déchéance de la nationalité lors du débat parlementaire au sujet du projet de loi sur « l’immigration, l’intégration et la nationalité », la censure de la loi Loppsi 2, les divisions autour de la consigne de vote en cas de présence du FN au second tour des cantonales, puis autour du débat sur l’islam devenu débat sur la laïcité. Le positionnement des Églises dans cette affaire n’est d’ailleurs pas anodin du point de vue de la bourgeoisie.

Au commencement, la crise économique et la mondialisation

On ne peut balayer tout cela d’un revers de main, en n’y voyant que l’écume ou les talents de manipulateur de Sarkozy dans son propre camp. Ce serait être aveugle aux effets de la crise économique, qui s’approfondit encore au niveau européen. Ce doit être le point de départ de notre réflexion sur les possibles bouleversements du champ politique. Il n’est pas douteux que la crise économique réduit drastiquement les marges de manœuvre des gouvernements, qui ne peuvent durablement conserver une base sociale solide. On a vu un Sarkozy, élu dans un fauteuil, mis en difficulté par son incapacité à satisfaire même très partiellement les besoins des fractions des classes populaires qu’il avait convaincues de voter pour lui. Le discret conseiller Buisson, ancien directeur de Minute, a convaincu Sarkozy de parier sur une droitisation de la société française. Mais si le candidat-président est parvenu, en chassant ouvertement sur les terres frontistes, à « siphonner » une partie de l’électorat de ce dernier en 2007, son échec est aujourd’hui patent. Il confirme que les emprunts répétés aux thématiques du FN sur le terrain du racisme (de la xénophobie de Guéant à l’antisémitisme de Wauquiez en passant par l’islamophobie de Copé et le soutien bruyant aux dérapages permanents de Zemmour) accentuent la porosité entre les électorats et nourrissent en définitive le vote FN. Il nous rappelle surtout que le vote pour le Front national ne repose pas seulement sur le racisme mais aussi sur le rejet de la mondialisation libérale et de l’Union européenne. Celle-ci a aujourd’hui une politique économique et monétaire, mais elle ne dispose pas du début du commencement d’un État pour la réguler au mieux de ses intérêts. C’est, à l’état brut, la concurrence libre et non faussée du Traité constitutionnel européen, au-delà sans doute de ce que ses rédacteurs avaient souhaité. Sauf à adopter des solutions autoritaires, on ne voit pas bien comment la guerre du tous contre tous produirait de la stabilité politique. Dans ce contexte, il est aujourd’hui vraisemblable que des fractions de la bourgeoisie fassent le choix de flatter le racisme et la stigmatisation des musulmans pour se ménager la possibilité de demeurer au pouvoir. L’orientation défendue par Angela Merkel ou Nicolas Sarkozy correspond à des logiques plus profondes que celle d’un coup électoral. Cependant un tel choix ne résout pas tout à fait la question. La droite peut-elle se construire durablement une base sociale en se contentant de diviser les exploitéEs et les oppriméEs entre eux ? C’est de ce point de vue qu’il faut mettre en perspective la possibilité d’une politique d’alliance avec le FN. Marine Le Pen, défendant une ligne que Bruno Mégret avait eu le malheur de promouvoir trop tôt, y est favorable. L’entreprise de dédiabolisation est très largement entamée. Une défaite de la droite aux élections présidentielles de 2012 entraînerait sans doute des alliances dès les législatives. Et, vraisemblablement, une scission à droite et une recomposition générale du champ politique. Mais sur quelle orientationse feraient les alliances droite-extrême droite ? Même si l’effet Marine Le Pen masque aujourd’hui les difficultés d’un FN toujours en ruine sur le plan financier et convalescent sur le plan organisationnel, les rapports de forces tels qu’il se dessinent laissent difficilement prédire un scénario à l’italienne, dans lequel c’est Berlusconi qui amena les postfascistes sur sa ligne politique. Le FN entend faire exactement l’inverse. Rien ne dit qu’il y parviendra. Mais il faut prendre tous les scénarios au sérieux. Or le FN est en passe d’opérer une mutation programmatique importante, dans le contexte de la crise économique, depuis l’ultralibéralisme du père au retour de l'État prôné par la fille. La question posée à la droite est simple : existe-t-il une fraction de la bourgeoisie susceptible de rompre avec le libéralisme, et donc, par exemple, de sortir de l’euro ou de mener une politique protectionniste ? C’est aujourd’hui peu plausible, mais la crise s’aggravant… La bourgeoisie, et notamment la bourgeoisie française, a en réalité été divisée par la mondialisation. Une fraction internationalisée, largement déconnectée des appareils d'État, sur lesquels elle compte avant tout pour s’assurer une politique fiscale avantageuse, profite à plein du libéralisme, et, d’un certain point de vue, ignore la crise. Une autre, plus ancrée sur des bases nationales, est mise à mal par le phénomène. Une partie de la droite peut donc être tentée par un tournant nationaliste et protectionniste, dans le cadre d’une alliance avec le FN et d’un compromis de classe avec une partie des salariés. Évidemment, les conséquences en chaîne seraient incontrôlables, une sortie de l’euro entraînant une politique de désinflation compétitive et donc un aiguisement de la concurrence. Du point de vue de la société elle-même, cela signifie par ailleurs une profonde mutation, avec changement du logiciel de valeurs, historiquement construit, et qui donne aujourd’hui sa légitimité à la structure politique et sociale telle qu’elle fonctionne.

Occuper le terrain de l’alternative

Un tel contexte dicte à la gauche des tâches d’une ampleur vertigineuse. Or chacunE voit que la principale de ses composantes n’en assume aucune. Le PS est enfermé dans le piège de l’alternance et de la gestion du système, visiblement divisé (et paralysé !) sur la manière d’aborder la question de la montée du FN, entre celles et ceux qui voudraient en faire plus sur la sécurité et les autres qui souhaiteraient mettre en avant les questions sociales. Il entérine le néolibéralisme, ne profitant même pas de la crise que traverse le capitalisme pour le remettre un tant soit peu en question, mettant en orbite un présidentiable qui dirige le FMI. Il est dès lors incapable de proposer une alternative politique à celles et ceux qui veulent être protégéEs des « gros » mais aussi de celles et ceux qui sont juste un peu plus démunies, et matérialisent le risque de déclassement qu’elles et ils encourent.

C’est pourtant le terrain de l’alternative qu’il faut occuper, en se confrontant aux problèmes politiques qui sont posés, en œuvrant aux mobilisations, en avançant sur une série de propositions programmatiques qui permettent de repolitiser les enjeux et d’affirmer l’intérêt commun et la solidarité des exploitéEs et des oppriméEs contre les divisions qu’on leur impose. La politique de rassemblement des anticapitalistes prend dès lors tout son sens, dans les luttes et dans les urnes.

Ingrid Hayes