Publié le Samedi 30 avril 2011 à 09h05.

Entre révolution et contre-révolution

Quand le monde est en bascule, l’histoire s’écrit bien trop vite pour pouvoir être racontée un mois à l’avance. Hier c’était la Tunisie et l’Égypte et au moment où nous écrivons, la Syrie est dans la vague. Le quotidien algérien El Watan du 31 mars écrit qu’en Algérie « le mois de mars se termine sur une vague de mécontentement généralisé et augure d’un printemps mouvementé ». Qu’en sera-t-il dans un mois de la contestation au Yémen, en Jordanie, à Oman, au Bahreïn ? Et des flammes allumées au Maroc, en Iran jusqu’au Burkina Faso et même en Chine où le pouvoir craint l’odeur du jasmin tunisien ?

Ironie de l’histoire, c’est dans cette région du monde décrite par la pensée impériale comme le trou noir de la réaction à la modernité que les peuples en révolte engagent une bataille décisive pour un autre monde.

Voilà l’enjeu au niveau duquel il est nécessaire de se placer pour tenter de s’orienter. Car les maîtres actuels de la planète, surpris comme tout le monde par cette vague révolutionnaire, l’ont, eux, déjà compris. Et de l’intervention prétendument humanitaire en Libye aux manœuvres pour mettre en selle de nouveaux amis, la bataille est, de fait, engagée entre révolution et contre-révolution au niveau régional voire international. Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller de Carter mais aussi d’Obama, explique dans un entretien au Monde du 1er avril qu’« il ne fait absolument aucun doute qu’un Moyen-Orient plus démocratique sera – nous ne devons nous faire aucune illusion sur ce point – moins favorable à la politique à laquelle nous sommes restés fidèles. » C’est ce qui l’amène à plaider pour un « leadership résolu » d’Obama.

C’est ce que sous-estiment dangereusement ceux et celles qui, pourtant totalement solidaires des peuples en lutte, pensent néanmoins que l’intervention occidentale en Libye1 pourrait être la moins pire des solutions et ne pas avoir de conséquence sur le processus général. L’Égyptien Hossam al-Hamalawy écrit sur son blog : « La révolution en Libye est prise en otage sous nos yeux. C’est la contre-révolution. »

Pour analyser l’aspect global de ce processus, tout en tenant compte de la diversité des rythmes et des formes qu’il prend selon les pays, on peut utiliser une formule qui a servi à pour comprendre le développement du capitalisme à l’échelle mondiale : c’est un processus à la fois inégal et combiné.

La plus évidente des interactions entre les différents pays est évidemment l’inspiration et la confiance qu’ont donnés aux autres peuples l’exemple de la chute de Ben Ali puis de Moubarak : mêmes slogans (dégage !), mêmes tentatives de donner une visibilité au mouvement au travers de grands jours de mobilisation (spécialement les vendredis) et de l’occupation de places publiques. Via internet, les activistes de Tunis ont même prodigué des conseils aux activistes égyptiens lors de leurs affrontements avec les forces de la sécurité. Cela n’est pas fini : on peut facilement imaginer qu’une évolution en Tunisie ou en Égypte qui décevrait les attentes de ceux et celles qui ont fait chuter les dictateurs aura des conséquences sur la détermination des peuples dans les autres pays : à quoi servirait de risquer sa vie si ce n’est pas pour vivre mieux ? Cette interaction joue et jouera aussi dans l’autre sens : l’atmosphère ne sera pas la même au Caire et à Tunis selon les victoires ou les échecs du processus en Syrie, en Jordanie et ailleurs.

Mais les interactions jouent à deux autres niveaux au moins. Le premier est économique. L’effet des processus révolutionnaires sur le prix du pétrole en est l’exemple le plus spectaculaire qui peut déstabiliser tout le système international. Mais le pétrole n’est pas seul en cause. Le volume de nouveaux contrats signés dans la région par la Chine a ainsi chuté de 52,3 % au cours des deux premiers mois de 2011 par rapport à 2010. Le second niveau est politique. Lorsque tout le personnel qui était à la tête de l’État est menacé, tout un système de relations et de connivences entre classes dirigeantes des différents pays est, provisoirement du moins, affaibli. Au regard des bouleversements possibles la démission d’Alliot-Marie n’est qu’une anecdote significative.

Cet aspect combiné des processus explique aussi certaines spécificités selon les pays. Il est évident que si les premières expériences ont pris par surprise les pouvoirs en place et les puissances impériales, c’est désormais moins le cas. Au Maroc et en Algérie comme en Jordanie, les pouvoirs en place tentent d’utiliser un dosage de concessions et de répression avant que cela n’apparaisse comme les armes d’un pouvoir aux abois. Rien n’assure cependant que cela sera suffisant. Enfin, en fonction de l’évolution de la situation en Tunisie et en Égypte, des secteurs de la bourgeoisie ou de l’armée, tentés de surfer sur le mouvement, pourraient hésiter à prendre le risque d’un développement s’avérant incontrôlable. Là où, en Tunisie et en Égypte, la première phase du processus aboutissant à la chute des dictateurs a été relativement rapide, le développement est plus lent dans les autres pays.

Quels sont les éléments clés du conflit entre révolution et contre-révolution ?

L’évolution en Égypte et en Tunisie

En Égypte comme en Tunisie, l’existence d’une classe ouvrière autochtone, relativement diversifiée et ayant commencé à redévelopper une tradition de luttes dans les années précédentes a joué un rôle déterminant à la fois dans la chute des régimes en place, dans la forme du mouvement et dans son potentiel pour la suite. L’appel à la grève générale lancé en Égypte au soir du 10 février pour le samedi 12 a décidé l’armée à lâcher Moubarak le 11 février. Cela a limité, comme en Tunisie, la violence de l’affrontement. Mais c’est maintenant que commence à se jouer le sort de la révolution. L’armée égyptienne, réelle détentrice du pouvoir, a émis un décret interdisant les sit-in, manifestations et grèves. Cela a provoqué... une journée de manifestations le vendredi 1er avril pour « sauver la révolution ». La fédération des syndicats indépendants a lancé une campagne pour avoir 3 millions de membres dans les mois qui viennent, chiffre à faire rêver tous les syndicalistes en France. Alors que les fractions de la bourgeoisie égyptienne et des classes moyennes qui ont soutenu le processus s’unissent désormais à l’armée pour réclamer le retour à l’ordre, l’avenir de la révolution dépend étroitement des capacités qu’auront les organisations de travailleurs et les comités populaires, qui se sont formés, de prendre la direction du mouvement. De ce point de vue le communiqué commun signé par de nombreuses forces de gauche2 est une indication positive.

Le sort de la Libye

La dynamique générale de l’intervention occidentale en Libye a une orientation assez claire : de plus en plus impérialiste et de plus en plus militaire. Fin mars, c’est l’alliance militaire occidentale, l’Otan, qui l’a prise en main. C’est dans les cuisines de Paris, Londres et Washington que se préparent les recettes d’un futur régime. Et ce sont des instructeurs militaires français et américains qui commencent, sur le terrain, à prendre le commandement de « l’insurrection ». Bref, ce sont de moins en moins les Libyens eux-mêmes qui décident de leur sort dans la lutte contre Kadhafi et pour leur avenir. Ce faisant, s’installe dans un pays placé exactement entre la Tunisie et l’Égypte, et au moment où le processus dans ces pays entre dans une phase délicate, une présence militaire des impérialismes dominants pesant sur les choix qui y seront faits.

Cela signifie que le sort des révolutions tunisienne et égyptienne, et donc de la révolution arabe, se joue aussi en Libye. Et que le sort de la Libye se joue à Paris, Londres, Istanbul, Rome et New York : la première des solidarités que nous pouvons apporter aux peuples arabes est dans la construction d’un mouvement d’opposition à la guerre menée par l’Otan en Libye.

Denis Godard

1. Quant à ce que l’impérialisme est capable de justifier au prétexte de la défense des peuples contre les dictateurs, il est toujours bon de se rappeler qu’à la question d’un journaliste lui demandant si les 500 000 enfants irakiens morts à cause de l’embargo sur l’Irak étaient le prix à payer, Madeleine Albright répondait, certes après un moment d’hésitation : « oui c’est le prix à payer ».

  1. La criminalisation du droit de grève. Un revers pour la démocratie et la révolution http://www.labreche.ch/Ecran/EgypteDeclUnitDdGreve03_11.html