Malgré les grandes phrases de période électorale, la société « postraciale » n’a jamais été en jeu en 2008. L’élection d’un président noir dans un pays marqué par l’esclavage et la ségrégation ne pouvait qu’être saluée par les antiracistes et toutes les minorités discriminées. Mais le premier président noir a aussi été élu pour sauver une politique en faveur des riches et de l’impérialisme, et faire payer la crise aux salariéEs et au peuple – les premiers concernés étant, comme souvent, les noirs et les immigrés. Différents courants d’extrême droite sont à l’offensive, manipulant le racisme que la situation sociale très dure favorise déjà. La politique des plus « modérés » dans les partis de gouvernement n’apporte rien de vraiment positif, malgré la confiance persistante des noirs et d’autres minorités en Obama.
Un lourd passé
La société américaine s’est construite sur l’exclusion des populations indigènes, le recours massif à des esclaves d’Afrique, puis la ségrégation et la violence confisquant les droits de leurs descendants. L’immigration de masse d’Europe, d’Asie ou d’Amérique latine est confrontée à la xénophobie et à l’injustice. Toutes ces divisions ont durablement affaibli le mouvement ouvrier, qui a longtemps refusé d’organiser tous les salariés sans distinction, et les expériences menées pour le faire ont été difficiles. Les syndicats n’ont que très récemment cessé de s’opposer à la libre circulation des personnes et de stigmatiser les sans-papiers. La fin de « l’apartheid » du sud des USA n’est pas beaucoup plus ancienne (années 1950 et 1960, dernier grand cycle de mobilisations de masse dans le pays, avec entre autres le mouvement contre la guerre du Vietnam). Les avancées de l’époque sont historiques et inachevées. Le reflux commence avec la grande offensive internationale de la bourgeoisie contre tous les droits sociaux (depuis la fin des années 1970). Aux points de rencontre entre oppression de classe et de race, une forme de ségrégation persiste de fait (quartiers, emplois, chômage, délit de faciès, criminalisation et emprisonnement de masse des noirs...).
Dans les années 2000, les immigrés sont de plus en plus visés par le racisme et la criminalisation. Après le 11 septembre c’est le cas des musulmans, des immigrés arabes et du Moyen-Orient. La droite radicale qui se renforce sous Bush s’en prend aux sans-papiers et aux latinos en général (immigrés économiques les plus nombreux). Le racisme le plus ancien, contre les noirs ou les indigènes, passe presque au second plan. Mais la crise et l’élection d’Obama transforment encore la situation.
Champ libre pour les réactionnaires ?
La droite et l’extrême-droite (politiciens, chroniqueurs célèbres) redoublent de virulence, à la retombée des illusions électorales. La xénophobie reste forte. Les mobilisations impressionnantes des immigrés, en 2006, ont ralenti la répression, mais elle s’est réorganisée. Les mesures prises en Arizona et imitées ailleurs, à partir de 2010, donnent une légitimité nouvelle au délit de faciès et s’attaquent aux quelques droits qui restent à des millions de sans-papiers surexploités. L’islamophobie apparaît dans l’opposition au projet de mosquée de Manhattan, ou le grand débat sur l’islam et le « problème du terrorisme intérieur » organisé au Congrès fédéral.
Mais le racisme se renforce aussi contre les noirs. Les incidents violents se succèdent et impliquent souvent la police. Une grève historique dans les prisons de Géorgie, impliquant beaucoup de minorités ethno-raciales, est durement réprimée sans écho médiatique. Le renouveau du racisme anti-noirs mêlé d’islamophobie s’exprime aussi contre Obama dès avant l’élection : on le compare à Saddam Hussein pour son deuxième prénom (et implicitement, sa couleur de peau), on le soupçonne d’être musulman (horreur !), on prétend qu’il n’est pas né aux États-Unis et ne peut être président. Ses collaborateurs ou certains élus noirs célèbres sont la cible de polémiques et d’insultes. De grandes associations dénoncent les discriminations et subissent des attaques diffamatoires (ACORN, NAACP).
Avec l’approfondissement de la crise, le mouvement ultra-conservateur « Tea Party » se construit à partir de ce racisme, pour rassembler le plus largement possible sur des bases anti-ouvrières. Il critique l’intervention de l’État, alors que les deux partis l’utilisent au profit des entreprises. Mais le mouvement ne l’empêche pas vraiment : il rend surtout plus difficile toute autre intervention politique, et défend les exonérations d’impôts pour les riches. En faisant pencher à droite la colère liée à la crise et aux cadeaux aux entreprises, en la liant à tous les grands thèmes réactionnaires (racisme, sexisme, homophobie, opposition à ce qui reste des syndicats et des services publics), il sème la confusion et brouille toute perspective égalitaire. Un exemple typique est son opposition, prétendument au nom de l’égalité, à la discrimination positive intégrée à l’appareil d’État. La montée en puissance progressive du mouvement éclate d’ailleurs à la date anniversaire de la grande « marche sur Washington » menée par Martin Luther King : plus de 100 000 manifestants se rassemblent en 2010 autour du chroniqueur Glenn Beck et de Sarah Palin, candidate républicaine à la vice-présidence en 2008.
Pour promouvoir leurs mots d’ordre ultra-réactionnaires, ils ont besoin de faire passer Obama pour ce qu’il n’est pas : un « socialiste » redistribuant la richesse, un « nazi » préparant des plans d’euthanasie (alors que ce sont les cadeaux au secteur privé qui menacent la santé et la vie des gens), un « raciste » prônant la haine et l’esclavage des blancs. Toute cette agitation vise à discréditer le président, mais elle consolide aussi un statu quo politique souhaité par ses principaux soutiens, les riches. On l’accuse d’une agressivité qu’il n’a pas, pour détruire les perspectives égalitaires qu’il n’a jamais portées, et mobiliser les pauvres blancs en renfort de la bourgeoisie. Et la violence n’est pas seulement verbale : des attentats sont même commis en marge de cette mouvance, contre une élue démocrate dans l’Arizona, ou une manifestation antiraciste.
Face à la crise et contre le racisme : unité dans la lutte
Le manque de réponses combatives face au racisme est inquiétant. Heureusement, les années 2000 ont tout de même connu des manifestations de masse, contre la guerre ou pour les droits des immigrés. Les dernières mobilisations pour les droits syndicaux et sociaux (dans le Wisconsin et ailleurs) ont aussi commencé à relever le défi du « Tea Party » et des héritiers de Reagan et de Bush. Il faudra qu’elles se renforcent encore pour bousculer la démobilisation ambiante. Le terrain politique est occupé par les attaques d’une droite antisociale et raciste, qui a le champ libre face aux « modérés » opportunistes. Obama n’a rien changé à cela, la bourgeoisie poursuit sa politique grâce à lui. Ce n’est qu’en s’unissant dans la lutte que les salariéEs et toutes les minorités éviteront de payer la crise, arracheront de nouveaux droits et pourront poser la question d’une grande force politique de combat.
Simon Marceau