Publié le Mercredi 4 mai 2011 à 22h14.

De l’ébranlement idéologique au changement de paradigme ? Réflexions sur la crise du capitalisme et l’alternative post-capitaliste. ( Frédéric Lebaron, Contretemps n°1)

 

En 2007, Nicolas Sarkozy était élu président de la République en mobilisant un discours de droite décomplexé, fondé sur la nécessité de refonder le « modèle social » français. Celui-ci était présenté comme inadapté aux conditions actuelles de la mondialisation, du fait notamment de ses rigidités, du poids des dépenses publiques en son sein, de son incapacité à susciter la prise de risque et l’innovation, etc. La doxa s’affirmait, triomphante. 1

Le même voit aujourd’hui dans la crise mondiale « une occasion de "changer le monde"  et d’aider les pays en développement à sortir de la pauvreté » (conférence de Doha, samedi 29 novembre). Il multiplie depuis plusieurs mois les déclarations critiques à l’égard de la mondialisation financière et ne cesse d’en appeler à de nouvelles interventions publiques pour limiter les effets d’une conjonction inédite de krach immobilier, financier et de récession économique brutale. Il s’agit désormais de rien moins que de « refonder le capitalisme », perverti par la finance.

Même si l’on sait tout ce que les discours politiques doivent aux « arènes » au sein desquelles ils sont produits et aux contextes particuliers qui leur donnent sens, il est désormais difficile de contester l’importance de l’ébranlement idéologique qui affecte actuellement les dirigeants des gouvernements « néo-libéraux », confrontés à une crise financière, économique et sociale d’ampleur imprévue, qui s’ajoute à la crise environnementale planétaire.

L’on n’observe pourtant pas encore de changement de paradigme : conformément à l’histoire déjà ancienne de la doctrine « néo-libérale » 2, les dirigeants en appellent aujourd’hui en premier lieu à de meilleures régulations des marchés, à des opérations publiques exceptionnelles face à une situation que chacun s’accorde à juger inédite ; cela afin de remettre le capitalisme sur de bons rails, alors que les « excès » de certains acteurs (banque centrale américaine, banques, fonds spéculatifs) l’auraient en quelque sorte fait dévier de son cours « normal », celui du dynamisme, de l’innovation, de l’enrichissement de chacun indexé sur ses mérites, etc. Comme l’écrit Nicolas Baverez, « le dernier [défi] implique de ne pas ériger des mesures exceptionnelles en norme de régulation du capitalisme financier et de ne pas prétendre chercher dans les recettes du passé la clé de l’avenir : la réhabilitation de l’économie administrée et du protectionnisme n’améliorerait en rien la régulation du capitalisme mondialisé » 3. On ne saurait mieux dire la vérité ultime de l’activisme présidentiel et plus largement des dirigeants mondiaux confrontés à la déstabilisation du système économico-financier.

Un espace politique sous contraintes

En 2007, les élections françaises révélaient un espace politique assez homologue à celui que l’on retrouve dans de nombreux autres pays « développés » 4 : une confrontation médiatique, mobilisant les techniques du « marketing » politique, entre des candidats aux projets peu différenciés, sans d’autre perspective que la régulation (plus ou moins affirmée) d’une économie de marché désormais solidement établie, en particulier au sein de l’UE, comme le cadre « naturel » de la vie sociale et politique à l’heure de la mondialisation. Le « modèle social français » était en cause et c’était plus sur les modalités de sa refonte que portait le débat que sur l’idée que le cours pris par l’économie mondiale depuis les années 1980 était fondamentalement dangereux et pervers, déstabilisant et inégalitaire. La « gauche » social-démocrate maintenait sa (de plus en plus petite) différence socio-économique en en appelant à un peu plus de dépense publique dans les secteurs sociaux, sans toutefois remettre en cause le combat anti-inflationniste et la « nécessaire » réduction des déficits et de la dette publique portés par les institutions européennes, ni le caractère fondamentalement « sain » d’une économie mondialisée fondée avant tout sur la propriété privée des moyens de production.

Face aux grands pôles de l’espace politique, les « anti-libéraux » (dont certains s’affichent d’abord « anti-capitalistes ») étaient émiettés et ne parvenaient guère à peser dans un débat économique et social fortement dominé par les professionnels de la politique (et de la communication) « moderne », concentrés essentiellement sur la recherche des mots qui séduisent le segment du marché électoral visé, sur des stratégies de micro-différenciations, sur la culture des sondages permanents, etc., autant de logiques qui ont contribué à marginaliser des candidats souvent moins préparés aux nouvelles formes de la confrontation politico-médiatique.

Les succès sociaux et politiques « anti-libéraux » de la période (le « non » au référendum de 2005 sur le TCE, le retrait du projet de contrat première embauche en 2006) sont alors apparus comme des victoires ponctuelles, défensives plus que conquérantes, qui avaient été arrachées, dans un contexte idéologique et social toujours très défavorable, grâce à des circonstances finalement assez spécifiques. Du point de vue électoral, la poussée de la « gauche radicale » lors de l’élection présidentielle de 2002 n’a pas été confirmée par les scrutins de 2007, même si l’ensemble des candidats de la gauche « non-socialiste » (écologistes compris) a représenté près de 9 % des suffrages exprimés au premier tour de l’élection présidentielle, avec le relativement bon score obtenu par Olivier Besancenot. Cette addition est, de plus, apparue très problématique politiquement, dans la mesure où ce ne sont pas moins de cinq candidats qui se sont partagé ces suffrages, ce qui a rendu relativement peu lisible l’expression d’une perspective « anti-libérale » 5.

Du mouvement social à l’investissement de l’espace politique

La nouveauté de la période est peut-être à chercher, s’agissant des « anti-libéraux », du côté des liens qui s’établissent entre mouvement social et champ politique 6. Dans les années 1990, une partie des acteurs du mouvement social (en particulier des mouvements de « sans », comme AC !, le DAL, etc.) étaient extrêmement réticents face aux risques de l’instrumentalisation des luttes émergentes par les partis. L’évolution de la CGT la poussait également à revoir ses liens de dépendance historique avec le Parti communiste français. C’est de l’extérieur du champ politique qu’est née en 1998 l’association Attac, qui a renouvelé les discours et mobilisé de nouveaux militants sur le thème de l’alternative au libéralisme global, en mettant au premier plan la nécessité de reprendre le contrôle de la sphère financière laissée aux spéculateurs privés et déconnectée de l’économie réelle, dévastant progressivement toutes les formes de cohésion sociale. Forte de près de 30 000 membres dans la période la plus haute, Attac est restée à l’écart du champ politique, tout en se divisant ponctuellement sur les liens à établir ou non avec celui-ci. Une partie des dirigeants, mais aussi sans doute des militants d’Attac, se sont investis dans une activité profondément politique, mais, aux marges du champ, ils n’ont pas investi les formes institutionnalisées de la confrontation politique (la compétition électorale, en dehors bien sûr du référendum, la participation à des instances élues, le débat politique médiatisé, etc.). Les mêmes débats ont traversé l’ensemble du mouvement « altermondialiste », qui s’est constitué au niveau mondial durant la période, et ces divisions ou tensions continuent de caractériser un espace complexe au sein duquel coexistent des formes organisationnelles et des orientations politiques et idéologiques relativement diverses. 7 Un déplacement de l’intérêt (au moins de certains secteurs) vers l’espace politique s’accompagne d’une grande réticence à l’égard des formes traditionnelles, jugées souvent trop centralisées et hiérarchiques.

Le développement d’un travail de contre-expertise critique est une autre composante importante des transformations qui se sont fait jour dans l’après-1995. 8 Un certain dynamisme caractérise l’espace des intellectuels critiques et celui, sécant, des contre-experts, situés à l’écart des partis, mais qui s’engagent à leur façon dans une perspective d’intervention politique « nouvelle », adossée aux sciences sociales. Cet univers de la contre-expertise a produit des analyses critiques, diffusé des contre-propositions (par exemple sur les retraites au cours du mouvement de 2003), contribué à élargir le « marché » du discours socio-économique critique et à faire bouger progressivement les lignes de front. Les interactions avec le mouvement social (par exemple dans le domaine éducatif, de la recherche, de la santé, du logement, de la critique de la statistique officielle, etc.) se sont sans doute renforcées, mais elles continuent de passer principalement par la médiation des organisations syndicales et d’associations de luttes relativement fragiles, comme le montre l’exemple de la Fondation Copernic qui mobilise experts et dirigeants syndicaux ou associatifs. C’est peut-être le constat de la faiblesse organisationnelle persistante de ces organisations qui contribue à faire de l’espace politique un enjeu pour ceux de ces « contre-experts » qui tentent de sortir d’une certaine impuissance à modifier le cours du réel. Alors que leur émergence est liée au déclin relatif de la figure de l’intellectuel organique du Parti ou du mouvement ouvrier, la phase actuelle semble être celle de la réémergence de liens spécifiques avec l’espace partisan.

Des dynamiques politiques spécifiques… vers une force politique nouvelle ?

Une série de dynamiques politiques spécifiques traversent aujourd’hui l’espace situé à gauche du Parti socialiste. 9 Leur point commun est la tension vers la construction d’une « nouvelle force politique », celle-ci étant entendue de façons multiples et, à certains égards, contradictoires. Les désaccords programmatiques restant, somme toute, relativement mineurs ou du moins dépassables, même sur la question du productivisme, ce sont surtout les logiques organisationnelles, les stratégies voire les tactiques (les rivalités « claniques » sinon individuelles), qui expliquent aujourd’hui la persistance d’un espace émietté, voire désarticulé.

La crise de la social-démocratie, accentuée par celle du capitalisme mondialisé, contribue à l’émergence d’un courant « socialiste de gauche », qui se forme, pour l’instant de façon limitée, sur le modèle de ce que l’on observe en Allemagne (Die Linke) et dans les pays du Nord de l’Europe : attaché à l’Etat-providence, aux services publics, à la poursuite de politiques socialistes « classiques » (développement des services publics, redistribution, solidarité sociale), tout en intégrant de plus en plus nettement la thématique écologiste, il prospère sur le discrédit des socio-libéraux enfermés dans les contraintes institutionnelles européennes. La création récente du Parti de gauche, autour de Jean-Luc Mélenchon et Marc Dolez, en est une première traduction organisationnelle d’importance en France, mais on peut faire l’hypothèse que de nombreux secteurs issus du mouvement altermondialiste et de la contre-expertise critique sont aujourd’hui relativement proches d’une telle perspective.

La crise historique du Parti communiste, dont témoignent les strates successives de tentatives de rénovation depuis les années 1980, est surtout liée à son alliance-allégeance « obligée » avec le Parti socialiste. Si elle « garantit » (à très court terme) sa reproduction politique (en termes de postes électifs, de contrôle de collectivités locales et, plus largement, de l’entretien de ressources économiques et organisationnelles), elle le place aussi dans une contradiction idéologique permanente, puisque le PS maintient, et même accentue à certains égards, des orientations social-libérales cohérentes avec celles de la social-démocratie européenne. Les récentes évolutions du PCF, qui le rapprochent de l’émergence du courant précédemment évoqué, sont marquées, simultanément, par la persistance d’orientations tournées vers la réaffirmation idéologique et organisationnelle de l’identité communiste, d’une part, et d’une dissidence engagée dans les « dynamiques unitaires », d’autre part. L’implication d’une frange importante des membres du Parti dans la tentative de construction unitaire qui a suivi le référendum de 2005 n’est sans doute pas restée sans effets, malgré son échec, et elle a contribué à jeter les bases de regroupements actuels (avec, en particulier, le projet récent de fédération entre les communistes unitaires, les collectifs unitaires, les Alternatifs, des écologistes radicaux…). Même si ces regroupements ne concernent que des effectifs militants sans doute réduits par rapport à ceux du PCF – encore qu’ils soient très difficiles à mesurer et sans doute pas négligeables comparés à ceux du Parti de gauche et du NPA –, ils contribuent à renforcer la perspective politique unificatrice, dans la mesure où ils s’inscrivent dans la perspective d’une future unité organisationnelle qui résulterait de la construction d’une « force politique nouvelle ».

Le lancement du Nouveau parti anticapitaliste et l’autodissolution de la LCR témoignent de la légitimité acquise par l’idée de construction d’une nouvelle force politique dans de larges secteurs de l’espace politique à gauche du PS et du mouvement social. Ils ont d’ores et déjà modifié la morphologie sociale « traditionnelle » de la Ligue, en favorisant l’arrivée de nouveaux militants socialisés dans des conditions politiques très différentes de celles qu’avait connues la génération issue de Mai 68. Le succès « médiatique » et l’attractivité du NPA ne résolvent cependant pas par miracle un certain nombre de tensions politico-organisationnelles, qui vont au-delà de la persistance d’un courant minoritaire « unitaire » (Unir). L’accompagnement des luttes et l’élaboration d’un programme ne résument pas toute l’action d’un parti : celui-ci n’acquiert de force réelle que s’il apparaît susceptible de mettre en application son programme, d’ouvrir des perspectives concrètes dans un horizon temporel accessible ; faute de quoi l’absence de perspective à court-terme – en dehors du soutien aux luttes, qui restent pour l’instant dispersées – ne pourra pas répondre aux besoins et aux inquiétudes de la période, notamment dans les classes populaires. La seule rhétorique révolutionnaire ne peut suffire à entretenir très longtemps l’espoir d’un après-capitalisme, d’autant qu’il n’existe pas de modèle révolutionnaire « clé en main » au sein du NPA, alors même que l’opposition « réforme / révolution » demeure importante dans le discours identitaire de l’organisation issue de la LCR. La question des institutions et celle du changement concret se posent donc aussi pour le NPA. Ses animateurs campent, pour l’instant, sur une posture de refus externe de toute alliance, qui lui permet de maintenir son avantage comparatif face aux autres courants, de fait plus liés au Parti socialiste. Cette attitude le situe pour l’instant dans la continuité de l’extrême-gauche française, elle-même éclatée en différentes orientations révolutionnaires, avec Lutte ouvrière, le courant lambertiste et divers micro-groupes.

Mais la crise n’aura pas nécessairement pour effet de renforcer un discours anticapitaliste de gauche souvent jugé, à tort ou à raison, abstrait et peu opérationnel. Elle appelle aussi des réponses immédiates, liées à l’urgence sociale, écologique et économique. Pour l’instant, c’est le président de la République et le Premier ministre, voire le directeur général du Fonds monétaire international, qui semblent en tirer les bénéfices politiques et symboliques, en apparaissant comme les seuls en mesure de peser sur des événements globaux d’une ampleur sans précédent.

En conclusion, si le projet de force politique nouvelle orientée vers l’alternative au capitalisme apparaît plus légitime que jamais dans l’espace ouvert par la crise globale et le recentrage idéologique concomitant de la social-démocratie européenne, sa traduction concrète risque de prendre plus de temps que ne le souhaiteraient beaucoup de militants, compte tenu de la dislocation organisationnelle et stratégique de l’espace politique de la « gauche de gauche ». La référence à une force politique nouvelle fonctionne néanmoins de plus en plus comme une sorte d’« idéal régulateur », c’est-à-dire comme l’horizon politique mal défini d’un ensemble de dynamiques sociales et organisationnelles en cours.

On peut espérer que la perspective de donner une force et une efficacité réelles au projet d’une alternative post-capitaliste conduira au moins, à court terme, à la formation d’un « front de gauche ». Celui-ci devra être suffisamment solidaire pour prolonger et soutenir efficacement les mouvements sociaux à venir et suffisamment unifié pour se présenter publiquement comme un projet crédible devant les citoyens, avec comme première échéance électorale les élections européennes de 2009.

Frédéric Lebaron. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1 Voir Frédéric Lebaron, « Modèle social », Savoir / Agir, n°6, à paraître.

2 François Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007.

3 Dans Le Point, cité dans Le Nouvel Economiste, 20-26 novembre 2009, p. 23.

4 Cf. le n°1 de la revue Savoir / Agir consacré aux élections de l’année 2007.

5 Voir Frédéric Lebaron, « Illusions perdues de la gauche de gauche », Le Monde diplomatique, juillet 2007.

6 Nous nous appuyons sur les analyses développées dans Bertrand Geay, Laurent Willemez (dir.), Pour une gauche de gauche, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2008, notamment les analyses de Claude Poliak sur le mouvement « alter », Gérard Mauger sur le champ de la « gauche de gauche », Bernard Pudal sur le PCF, Patrick Lehingue sur les contraintes économiques dans lesquels évoluent les organisations...

7 Voir notamment les travaux menés au Centre de recherches politiques de la Sorbonne sur l’espace de l’altermondialisme.

8 Cf. Bertrand Geay, Laurent Willemez (dir.), op. cit.

9 Je m’appuie ici notamment sur les chroniques de la gauche de la gauche réalisées dans le cadre d’une rubrique de la revue Savoir / Agir par Louis Weber.