Publié le Mercredi 4 mai 2011 à 22h21.

Howard Zinn : le parcours d’un intellectuel militant (Entretien avec Ambre Ivol 1, Contretemps n°1)

 

Howard Zinn est l’une des figures intellectuelles de la gauche américaine depuis près de cinquante ans. Son implication dans les mouvements majeurs des années soixante a fondé son identité d’historien engagé, l’amenant à écrire une histoire états-unienne du point de vue des groupes sociaux restés jusqu’alors dans l’obscurité historiographique. Historien polémique et populaire, aujourd’hui âgé de quatre-vint-six ans, il constitue la mémoire vivante d’une contestation remontant aux années trente. Lors des récentes crises de la fin du XXe siècle, le mouvement altermondialiste, la guerre contre le terrorisme, la profonde crise économique et l’élection historique de Barack Obama, Zinn a constitué un pont entre générations militantes.

Ambre Ivol Tu es surtout connu pour ton engagement dans les mouvements contestataires des années soixante et soixante-dix et grâce à ton ouvrage d'histoire sociale sur les Etats-Unis A People’s History of the United States from 1492 to the Present 2. Mais les moments clés qui ont fondé ton engagement politique remontent à la période de la Grande Dépression et du New Deal. Comment es-tu devenu un militant de gauche?

Howard Zinn Ma conscience politique s’est forgée dans les quartiers ouvriers pauvres de Brooklyn, où mes parents vivaient. Enfant, j’avais conscience de la misère de nos vies, de l'exiguïté de nos logements, mes trois frères et moi dormions dans un même lit, pendant certaines périodes nous étions privés d’électricité et de gaz car nous ne pouvions pas payer la facture. Nous déménagions souvent pour cause de loyers impayés. Mon père était serveur lors de mariages et autres fêtes, mais avec la Grande Dépression, il se retrouva au chômage. Grâce à sa section syndicale, il trouva de quoi subvenir à nos besoins, même si cela signifiait être réduit à vendre des pommes dans les rues ou laver les carreaux des immeubles de bureau. Je me souviens très distinctement du jour où il est tombé de l’un de ces bâtiments et s’est blessé. Il est rentré à la maison couvert de sang.

Notre maison était un désert culturel, il n’y avait ni livres ni musique, mais nous avions une radio qui nous permettait d’écouter les émissions comiques et autres programmes. Lorsque j’ai commencé à lire, j’ai mieux compris le sort qui nous était réservé. Des écrivains comme Jack London, Charles Dickens et Upton Sinclair me permettaient de donner sens à ce qui nous arrivait. A l’âge de dix-sept ans, j’ai rencontré de jeunes communistes dans mon quartier ; à l’époque je m’intéressais à Hitler et Mussolini. J’avais connaissance de la guerre civile espagnole et je me souviens d’un copain de quartier qui rejoignit la brigade Abraham Lincoln pour aller combattre aux côtés des républicains espagnols. J’ai aussi connu la répression lors d’une manifestation de gauche (je crois me souvenir que c’était contre la guerre en Europe) au cours de laquelle je vis la police frapper les manifestants. Frappé moi aussi, je perdis connaissance. Suite à cet évènement, j’ai commencé à réfléchir sur la neutralité de l’Etat, réalisant que les libertés civiles des militants de gauche, et plus largement de ceux qui contestaient le gouvernement, n’étaient pas garanties.

C'est aussi durant cette période que j'ai commencé à lire Marx et Engels. Après le lycée j’ai passé avec succès un examen pour travailler sur les chantiers navals de Brooklyn. Le travail pour les apprentis comme moi était particulièrement dur, l’air y était irrespirable et le bruit assourdissant. Mais j’ai rencontré là-bas d'autres jeunes gens de gauche et ensemble nous avons fondé un syndicat pour les ouvriers non qualifiés comme nous. Nous nous réunissions ainsi toutes les semaines pour lire et discuter de politique.

Puis durant la Seconde Guerre mondiale, je me suis engagé pour lutter contre le fascisme en devenant bombardier dans l'armée de l'air américaine. Mais après la guerre, j’ai appris ce qui s’était réellement passé à Hiroshima, j’ai repensé à mes propres missions de bombardements, surtout celle de la ville de Royan en France à la toute fin de la guerre. En outre, j’ai remis en cause le rôle de l’Union soviétique, notre soi-disant allié héroïque contre le fascisme.

Durant toute cette période, j’ai été soutenu par ma femme, qui avait elle aussi développé sa propre conscience de classe dans sa jeunesse, ayant grandi dans un milieu ouvrier comparable au mien.

 

AI Comment percevais-tu le Parti communiste américain dans ta jeunesse?

HZ J'ai toujours été aux marges du Parti communiste, même si j'ai partagé moi aussi cette vision romancée de l'Union soviétique pendant un temps. Mais le tournant pour moi n'a pas été 1956 et la dénonciation officielle des crimes de Staline [lors du XXe Congrès du PCUS], non cela s'est fait bien avant. Déjà, je trouvais que mes amis communistes avaient la manie de toujours chercher à tout rationaliser, tout justifier, comme l'invasion de la Finlande par l'URSS en 1939, ou le pacte germano-soviétique. Il s'agissait selon eux d'un choix tactique, pour se préparer à une confrontation plus massive avec les fascistes. Mes amis étaient des militants purs et durs, ayant adopté l'orthodoxie du Parti sur ces questions. J'étais pour ma part plus ambivalent, plus sceptique sur ces questions de politique étrangère en particulier.

Le tournant pour moi vis-à-vis de l'Union soviétique s'est fait pendant la guerre, alors que j'étais bombardier dans l'armée de l'air et que je participais aux dernières missions de bombardement en Europe en 1943 et 1944. J'ai rencontré un type qui était dans une autre équipe de pilotage. On était tous deux de grands lecteurs et on parlait donc souvent de livres. Un jour il m'a prêté l'ouvrage d'Arthur Koestler, Le Yogi et le Commissaire. Et alors qu'on discutait des enjeux de la guerre mondiale, il qualifia le conflit de lutte entre les puissances impérialistes. Surpris, je lui demandai pourquoi il s'était engagé. « C'est pour parler avec des gars comme toi », me répondit-il. Malheureusement ce soldat est mort quelques jours plus tard dans une mission de bombardement. Cette discussion m'avait ébranlé, mais je n'y réfléchis réellement qu'à la fin de la guerre. Je n'ai jamais oublié cet homme.

AI Dans ton autobiographie, tu dis, en effet, avoir eu la chance d'avoir été épargné alors que tes meilleurs amis sont morts au front 3. Parmi les évènements les plus traumatiques de cette période, tu racontes le bombardement de la ville de Royan, un bombardement que tu juges avoir été inutile du point de vue strictement militaire, mais qui a tué des milliers de personnes.

HZ Oui, j'ai beaucoup écrit à ce sujet 4. Je suis retourné à Royan plus tard, en 1967 je crois, lors d'un voyage en Europe (en Italie et en Yougoslavie). J'étais déterminé à passer par Royan. Sur place, j'ai consulté les archives de la ville pour clarifier la chronologie des évènements et recueillir des témoignages écrits de ces bombardements. J’ai aussi beaucoup parlé avec les bibliothécaires 5. Je n'ai pas spontanément dit aux gens que j'avais moi-même participé à ces bombardements dévastateurs. Mais je n'ai pas non plus cherché à le cacher. En l’apprenant, les gens se sont montrés plutôt compréhensifs, considérant que beaucoup de choses terribles avaient été faites pendant la guerre. Ils comprenaient que je n'étais qu'un simple soldat obéissant aux ordres de sa hiérarchie. Je n'ai pas ressenti d'hostilité de leur part.

Et puis les Américains étaient globalement vus comme ayant libéré la France. Je me souviens aussi d'avoir été présent lors d'une cérémonie de commémoration de la libération de la ville de Bologne en Italie aux alentours de la même période. Lorsqu'ils ont appris que nous étions américains (j'étais accompagné de ma femme Roslyn), ils nous ont fêtés comme des héros. Pour moi, c'était très difficile à gérer. En tout cas, c'est suite à ce voyage que j'ai écrit un premier article sur Royan et sur Hiroshima, dans le contexte de la guerre du Vietnam qui faisait alors rage aux Etats-Unis 6.

Parmi les opposants à la Seconde Guerre mondiale, il y avait les trotskistes, qui préféraient choisir la prison. Je suis certain que ce soldat avec qui j'échangeais sur les enjeux de la guerre était un trotskiste. D'ailleurs cela colle avec l'attitude de ces militants pendant la guerre du Vietnam aussi, certains refusèrent la conscription, préférant la prison, ou s'exilant au Canada ; d'autres considéraient qu'il fallait servir dans l'armée pour organiser les GI. Moi-même, pendant la guerre du Vietnam, je n'étais pas impliqué dans l'organisation des soldats dans les bases militaires et les coffee houses qui se montaient dans tout le pays, mais je connaissais quelques militants. Ils n'étaient pas tous trotskistes évidemment mais il ne fait pas de doute que certains d'entre eux organisaient les soldats dans l'armée américaine.

AI Venons-en à l'évolution de ton militantisme à ton retour de la guerre en 1945. Dans quel état d'esprit étais-tu alors?

HZ J'ai été relevé de mes fonctions au sein de l'armée en 1945, mais en rentrant, fort des promesses d'un monde nouveau, débarrassé de la guerre et du racisme, je me suis trouvé promis à la même vie précaire que celle que j'avais quittée quelques années auparavant.

J'ai rejoint un groupe d'anciens combattants, appelé le Comité des Vétérans Américains (AVC)7, qui se voulait une alternative de gauche aux autres organisations plus traditionnelles comme la Légion américaine. Son mot d'ordre était « citoyens d'abord, vétérans ensuite ». Nous avons donc monté un groupe à Brooklyn, surnommé le comité Gung Ho (d’après un cri de ralliement des révolutionnaires chinois alors en guerre contre Tchang Kaï-chek, lui-même soutenu par les Etats-Unis). Nous sommes très vite devenus le comité le plus influent de Brooklyn : nous étions à la fois très engagés politiquement, sans perdre de vue l'importance de la dimension de soutien matériel et pratique (une dimension qui expliquait pourquoi les autres groupes de vétérans plus traditionnels continuaient de perdurer) en délivrant une aide sociale allant des prêts bancaires à l'assistance médicale, en passant par l’aide à l’emploi, etc. Je dirigeais le comité et le représentais aux conférences nationales d'AVC. Lors de ces réunions nationales, il y avait constamment des désaccords entre les militants de gauche (les radicaux) et ceux qui se définissaient comme centristes (les libéraux 8), ces derniers étant les plus influents au niveau national.

Ces désaccords furent exacerbés avec le déclenchement de la guerre froide car les plus centristes acceptèrent les politiques anticommunistes du gouvernement, alors que les plus radicaux étaient pour un coexistence pacifique avec l'Union soviétique et s'opposaient au soutien que les Etats-Unis apportaient aux gouvernements de droite en Grèce, en Turquie et dans les autres pays bénéficiaires de la doctrine Truman. Le plan Marshall de 1948 fut un point de controverse central entre ceux qui le soutenaient et ceux, plus à gauche, qui le percevaient plutôt comme une mesure antisoviétique accentuant la militarisation du monde.

L'élection de 1948 fut un tournant pour le groupe car les plus radicaux soutinrent la candidature de Henry Wallace qui se présentait sur un programme indépendant, en rupture avec le Parti démocrate. Wallace était pour la paix avec l'Union soviétique. Je me suis engagé activement dans cette campagne présidentielle et j'ai été embauché comme organisateur de la campagne dans notre district de Brooklyn.

Durant cette même période, je suis allé de petit boulot en petit boulot, après avoir tenté de reprendre le travail sur les chantiers navals. Mais cet emploi m’était devenu pénible, même en étant désormais un travailleur qualifié.

J'ai ensuite brièvement travaillé dans le bâtiment, dans une usine de fabrication de bière, puis comme serveur, tout en percevant une aide au chômage grâce au GI Bill. 9 J'ai aussi travaillé pour une structure d'aide au logement de la ville de New York où j'aidais les personnes démunies à trouver un logement. Et pendant tout ce temps, je lisais de la littérature marxiste. J'ai quitté ce dernier poste pour m'engager dans la campagne de Wallace et c'est alors que j'ai décidé de reprendre mes études grâce au programme d'aide sociale du GI Bill. Au même moment, ma femme et moi avons enfin pu emménager dans un logement social décent alors que je reprenais mes études supérieures à la New York University puis à l’université de Columbia.

Parmi mes amis militants de gauche, certains trouvaient que mon choix d'aller à l'université était une « trahison » de la cause du mouvement ouvrier et un « embourgeoisement », mais je les ai ignorés. Et puis, tout en étant étudiant, je suis resté ouvrier car je continuais de travailler de nuit, de 16 h à minuit dans un entrepôt de Manhattan, et ce durant les quatre années et demie d'études de master puis de doctorat.

Et je restais engagé politiquement. En 1949, Roslyn et moi sommes allez rejoindre les milliers de personnes rassemblées à Peekskill dans l'Etat de New York pour exprimer notre solidarité avec le chanteur noir américain Paul Robeson, dont le concert avait été annulé quelques temps auparavant sous la pression de groupes de droite. Les évènements de Peekskill font partie de ces épisodes oubliés de l'histoire du pays. Le concert en plein air fut encerclé par une foule enragée qui se mit à lancer les pierres sur les voitures qui tentaient de se frayer un passage pour repartir. Il y eut de nombreux blessés (y compris une jeune femme qui était en voiture avec nous et qui eut le crâne fracturé) pendant que la police regardait passivement la scène. Le romancier Howard Fast a écrit des pages là-dessus. Notre voiture eut toutes ses fenêtres brisées. Ma femme s'était baissée et tenait notre fille de deux ans pour la protéger. Elle était alors enceinte de notre fils qui allait naître quelques mois plus tard.

Par ailleurs dans cet entrepôt où je travaillais de nuit, j'étais membre du syndicat District 65 des travailleurs de l’industrie des services 10. Mais mes collègues et moi-même étions bien plus à gauche que la direction de notre syndicat. Du fond du garage où nous travaillions à charger les camions, nous avons mené des actions qui ont fait paniquer nos responsables syndicaux, comme la fois où nous avons fait grève durant une nuit pluvieuse, refusant de reprendre le travail avant de nous voir fournis des vêtements contre la pluie.

Par ailleurs, je n'hésitais pas à exprimer mes opinions de gauche durant mes cours. J'étais, il est vrai, plus sûr de moi que le reste de mes camarades de classe car j'étais de plusieurs années leur aîné et fort de l'expérience des chantiers navals, de l'armée de l'air et du militantisme. Et j'étais déjà père de deux enfants, donc bien plus mûr que les autres aussi. A l'université de New York, j'ai opté pour un parcours autonome en histoire ouvrière car ce thème n'était tout simplement pas enseigné en tant que tel. Puis à l'université de Columbia je choisis de faire mon mémoire de master sur la grève des mineurs du Colorado en 1913-1914, connue sous le nom du massacre de Ludlow (du nom de la ville minière où la grève eut lieu). Ensuite, pour ma thèse, j'étudiai le parcours politique de Fiorello LaGuardia durant les années où il était le représentant d'un quartier pauvre de Harlem au Congrès, dans l’entre-deux guerres.

J’ai terminé mon doctorat d'histoire dans un contexte de guerre froide et d'anticommunisme. J'ai aussi étudié l’économie et le droit, le français et le russe. J’ai ensuite commencé à enseigner dans une petite université du New Jersey avant de décrocher mon premier poste d’enseignant digne de ce nom dans une université noire du Sud, à Spelman College en Georgie.

Cette première période de ma vie, Brooklyn, les chantiers navals, la guerre – ainsi que mes lectures et mes études – a été cruciale dans l'élaboration de ma vision du monde, qui peut être caractérisée comme une sorte de marxisme et d’anarchisme. Mais à l’époque je ne définissais pas mes propres convictions de cette manière-là.

AI Quelle importance accordes-tu à ton judaïsme?

HZ Nombreux sont les Juifs qui m'ont posé la question, mais cela n'a jamais été déterminant/crucial pour moi en tant qu'homme de gauche. En Allemagne dans les années trente, je me serais opposé à ce qu'on faisait subir aux militants de gauche tout comme à ce qu'on faisait subir aux Juifs. J'étais opposé à Mussolini aussi pour ce qu'il faisait aux Ethiopiens. Il est vrai cependant que comme Noam [Chomsky] je peux revendiquer mon opposition à l'Etat d'Israël car ses actes sont commis en mon nom, au nom du peuple juif. De même, les Blancs pouvaient s'opposer à l'apartheid racial car c'était fait en leur nom. Et je pense aussi à d'autres figures de la gauche américaine de ma génération, comme le romancier Howard Fast, pour qui leur propre judaïsme n'eut pas de signification particulière.

AI Les intellectuels américains Gore Vidal et Studs Terkel parlent tous deux des « Etats-Unis d’Amnésie » pour souligner la faiblesse de la mémoire collective du pays. C'est surtout vrai pour la période que tu viens de décrire et qui a précédé la guerre froide et le maccarthysme. Peux-tu parler du mouvement des droits civiques et de son importance pour renouer avec cette mémoire des luttes durant la période précédente ?

HZ J'ai beaucoup écrit sur ce mouvement et sur son pouvoir de transformation de la société américaine 11. Le mouvement des droits civiques fut important car les Noirs américains ne se laissaient pas facilement intimider lorsqu’on les traitait de communistes. Ils étaient plutôt méfiants à l'égard du gouvernement et n'adhéraient évidemment pas à la culture de guerre froide qui véhiculait l'image d'une société harmonieuse et dénuée de conflits sociaux. Dans le Sud du pays où le mouvement prit forme, la jeunesse devint très vite la pointe avancée de la contestation. Le groupe étudiant du SNCC 12 refusait carrément tout chantage anticommuniste. Durant les décennies précédentes, d'autres groupes [comme le NAACP 13] avaient subi le même chantage et souvent cédé à cette pression en expulsant de leurs rangs les militants soupçonnés d’être ou d’avoir été des militants communistes par le passé. Mais dans les années soixante, cette intimidation n'avait plus prise. Plus largement, il faut noter que la communauté noire continuait d'admirer des personnalités clés de la période des années trente, comme l'artiste noir Paul Robeson ou même les militants communistes noirs comme Benjamin Davis [de New York].

AI Quelle fut l’attitude des mouvements sociaux vis-à-vis du Parti Démocrate au cours des années 1930 puis des années 1960 ?

HZ Le Parti démocrate a bénéficié d’un certain soutien de la part de la gauche dans les années trente du fait de la politique du New Deal de Roosevelt. Toutefois, les mouvements sociaux des années 1960 étaient moins liés au Parti démocrate, qui était alors considéré tout autant responsable de la guerre au Vietnam que les républicains, et qui semblait être tout aussi indifférent aux besoins de la population noire, et ce d’autant plus que les démocrates dépendaient en partie du soutien des politiciens racistes du Sud. Lors de la campagne du candidat démocrate Lyndon Baynes Johnson en 1964, les gens dans le mouvement des droits civiques avaient d'ailleurs comme slogan, « Half the way with LBJ ».14

AI Après huit ans de gouvernement Bush, considères-tu qu'il y a des différences qualitatives entre le Parti républicain et le Parti démocrate?

HZ Je ne pense pas qu’on puisse parler de différence qualitative entre les républicains et les démocrates. Le gouvernement Bush a poussé à l’extrême les caractéristiques du capitalisme américain, le militarisme, la guerre, la répression, l’enrichissement des plus riches.

AI Tu es devenu un intellectuel engagé dans les années 1960, dans le contexte du mouvement de libération noir et de la guerre du Vietnam. Comment ton engagement a-t-il évolué, des années soixante à aujourd’hui ?15

HZ Je ne suis pas aussi impliqué dans les mouvements à la base que je pouvais l’être durant les années 1960. Dans le Sud, j’étais en première ligne, alors même que je publiais des articles en tant qu’historien du mouvement. Aujourd’hui, mon engagement combine l’écriture et les interventions publiques dans les universités et dans les villes à travers tout le pays. J’écris des articles d’opinion pour les magazines The Progressive et The Nation, qui circulent sur internet et sont traduits ensuite dans différentes langues. Récemment, durant la campagne présidentielle, j'ai insisté tout particulièrement sur la nécessité pour le futur président de s'inspirer du New Deal. Plus précisément, il s'agit selon moi de comprendre ce qui a rendu le New Deal possible, notamment grâce à une forte mobilisation populaire, qui a reconfiguré l’horizon politique du pays et forcé Roosevelt à radicaliser son programme.16

Quant à mes autres écrits, ma pièce Marx in Soho – qui raconte le retour de Karl Marx sur terre pour réhabiliter son nom après le double échec du modèle soviétique et du modèle néolibéral américain – a été mise en scène dans des centaines de lieux dans le pays et à l’étranger, en Amérique latine notamment.17 En un sens, je crois que mon influence en tant qu’intellectuel est plus importante aujourd’hui qu’elle ne l’était durant les années 1960. Elle s’est développée surtout grâce aux ventes, toujours croissantes, de mon Histoire populaire des Etats-Unis depuis sa première parution en 1980.18

Notes

1 Cet entretien est issu de diverses rencontres avec Howard Zinn durant la période 2006-2008, en particulier les entretiens du 11 avril 2007, du 6 décembre 2006 et du 24 septembre 2003. Il a été complété par des échanges par courrier électronique les 16 et 18 août 2008. La traduction de l’entretien et les notes sont d’Ambre Ivol.

2 Edition française : Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours, trad. Frédéric Cotton, Marseille, Agone, 2002. Aux Etats-Unis, A People’s History vient d’atteindre deux millions d’ouvrages vendus depuis sa première parution en 1980. Zinn Howard, entretien avec Ambre Ivol, courrier électronique, 29 octobre 2008.

3 Cf. Howard Zinn, L’Impossible Neutralité : autobiographie d’un historien et militant, trad. Frédéric Cotton, Marseille, Agone, 2006.

4 Howard Zinn, « Nous, le peuple des Etats-Unis... » : essais sur la liberté d’expression et l’anticommunisme, le gouvernement représentatif et la justice économique, les guerres justes, la violence et la nature humaine, trad. Frédéric Cotton, Marseille, Agone, 2004.

5 Howard Zinn avait pris des cours de français à l’université et a donc pu utiliser les sources primaires de l’époque, articles de presse, autobiographies de chefs militaires et témoignages d’habitants de la ville.

6 Cf. notamment, Howard Zinn, The Politics of History, Boston, Beacon Press, 1970, et Postwar America 1945-1971, New York, Bobbs-Merrill Company, 1973.

7 American Veterans Committee, ou AVC.

8 Le terme américain est liberal et désigne, selon le contexte historique, une mouvance réformiste plus ou moins de gauche. Ce terme inclut en général le Parti démocrate.

9 Officiellement nommée Servicemen Reajustment Act, cette loi, votée en juin 1944, accordait aux anciens combattants cinquante-deux semaines d’aide au chômage, des facilités de prêts bancaires, une assurance-maladie et le financement de quatre années de formation professionnelle. Plus de huit millions d’anciens soldats bénéficièrent de cette loi. Cf. Adams Michael C., The Best War Ever: America and World War Two, Baltimore, John Hopkins University Press, 1994, p.151-52.

10 Wholesale and Retail Workers of America : travailleurs du secteur de la vente en gros et au détail.

11 Cf. Howard Zinn, The Southern Mystique (1964), Boston, Beacon Press, 2002 et SNCC: The New Abolitionists (1965), Boston, Beacon Press, 2002; cf. aussi Une histoire populaire des Etats-Unis..., op. cit., et plus récemment, A Power Governments Cannot Suppress, San Francisco, City Lights Books, 2007.

12 Student Nonviolent Coordinating Committee : Comité de coordination étudiant non-violent fondé en 1960, essentiellement composé d’étudiants afro-américains (mais aussi d’étudiants blancs et de militants issus de la génération précédente, comme Ella Baker et Ann Braden), en lutte contre la ségrégation raciale et tourné vers l’organisation de sit-in dans les lieux publics et de campagnes d’inscription des Noirs américains sur les listes électorales. A échelle nationale, l’organisation constitua le noyau dur de la nouvelle gauche américaine.

13 National Association for the Advancement of Colored People : Association nationale pour l'avancement des gens de couleur, en général désignée par son sigle NAACP, est une organisation fondée en 1909 à partir du Niagara Mouvement, créé en 1905 par W. E. B. Du Bois.

14 « Soutenons LBJ, mais seulement à moitié ».

15 Pour une étude replaçant Zinn dans l’histoire plus large de la gauche américaine, cf. Immanuel Ness (dir.), The International Encyclopedia of Revolution and Protest, from 1500 to the Present, New York, Blackwell, à paraître en 2009.

16 Pour de récents entretiens avec Howard Zinn à propos des élections américaines, voir Télérama, entretien avec Martine Laval, 22 octobre 2008, p. 14-18 ; et « La victoire historique d’Obama », L’Humanité, 11 novembre 2008.

17 Howard Zinn, Karl Marx, le retour, trad. Thierry Discepolo, Marseille, Agone, 2002.

18 Anthony Arnove et Howard Zinn ont écrit une version théâtrale de cette œuvre, en invitant divers artistes de théâtre, de télévision et de cinéma à lire en public des textes reliant plusieurs générations de contestataires aux Etats-Unis, comme Bartolomé de Las Casas, dénonçant les crimes contre les Indiens, les abolitionnistes exigeant l'abolition de l'esclavage, mais aussi des figures comme Emma Goldman et Helen Keller, ou des anciens combattants de la guerre actuelle en Irak, opposés à l'occupation, des familles de militaires, comme Cyndy Sheehan, etc. Cf. Howard Zinn et Anthony Arnove (dir.), Voices of A People’s History of the United States, New York, Seven Stories Press, 2004.