Le label américain Motown, qui fête ses 50 ans cette année, incarne l' « intégration » de la bourgeoisie noire dans le capitalisme nord-américain.
En janvier 1959, à Detroit (nord-est des Etats-Unis), naissait une petite maison de disques consacrée à la musique noire, d’abord dénommé Tamla, puis Motown. Son nom est la contraction de Motor Town, surnom de la ville du Michigan alors capitale de la production automobile. Et ce choix n’est pas anodin. Ce label a été en effet fondé par Berry Gordy, un jeune compositeur noir de 30 ans, vétéran de la guerre de Corée et surtout ancien ouvrier de l’usine produisant la Lincoln Mercury.
Le premier succès résume parfaitement son état d’esprit: Money That’s What I Want (« L'argent, c'est ce que je veux »), de Barett Strong. De fait, contrairement aux labels de musique noire (souvent d'ailleurs possédés par des Blancs, comme Stax à Memphis ou Chess à Chicago), Berry Gordy va incarner le rêve d’ascension sociale d’une bourgeoisie entrepreneuriale afro-américaine qui veut croire, à l'aube des années 1960, que la question raciale ne l’empêchera plus de se faire une place au soleil du rêve américain.
Elvis Presley avait fait aimer la musique des anciens esclaves aux jeunes teen-agers de la classe moyenne. Berry Gordy va poursuivre le processus en vendant des artistes noirs au public blanc (quitte à ne pas mettre leurs têtes sur les pochettes de disques au départ…). Il conçoit son label comme une industrie du hit (d'où le surnom « Hitsville USA ») et peaufine un son pop dans une gamme gospel et blues. Grâce à une équipe talentueuse de compositeurs, des musiciens de studio surdoués (les Funk Brothers) et une écurie inépuisable de jeunes prodiges - Diana Ross & The Supremes, The Four Tops, Martha & The Vandellas ou, à la fin, The Jackson Five -, qui recevaient même des cours de bonne tenue pour mieux passer à la télé, Motown va progressivement voler de succès en succès. Cette soul, joyeuse et légère, devint le bruit de fond de la lutte pour les droits civiques dans sa version la plus optimiste. En France, Claude François pillera assidûment le répertoire le plus imparable de l’époque (C’est la même chanson, piquée aux Four Tops).
Toutefois, aussi bien huilée soit elle, cette belle mécanique se heurtera vite aux réalités politiques et aux velléités d’indépendance de ses plus authentiques artistes, comme Smokey Robinson. Marvin Gaye ne cessa ainsi de (re)prendre sa liberté. D’une part, son œuvre, loin des efficaces bluettes romantiques des débuts, aboutira à un groove érotique d’une beauté inégalée; de l'autre, en 1971, traumatisé par les lettres que lui envoie son frère du Viêt-nam, il publie What’s Going On, chef-d'œuvre engagé qui mua Motown, à son corps défendant, en un espace de contestation, renforcé par l’écho médiatique de ses ventes. La même année, le label déménagea à Los Angeles, événement longtemps considéré comme sa petite mort. D'une certaine manière, la victoire et le discours de Barack Obama sur une Amérique post-ségrégation peuvent aussi se lire à l’aune des contradictions de cette histoire artistique.
King Martov