Publié le Dimanche 25 septembre 2022 à 20h00.

Grande-Synthe : « Si les personnes savaient ce qui se passe ici cela ne se passerait plus »

Dans un contexte où les formes d’aide et de soutien aux personnes exilées sont criminalisées et entravées par les institutions et où la répression se déchaîne aux frontières et dans les campements, nous avons souhaité interroger des acteurEs du réseau de solidarité dans le Nord de la France. Anna Richel, coordinatrice de l’association Utopie 56 sur l’antenne de Grande-Synthe, nous a livré son témoignage.

 

Quelles sont les principales actions de l’association sur votre territoire ?

Utopia 56 a actuellement huit antennes en France. Sur l’antenne de Grande-Synthe, on vient en soutien aux personnes exilées qui survivent sur les campements informels de Dunkerque et alentours. Il y a encore une équipe qui intervient sur la « jungle » de Calais où se trouvent encore plusieurs centaines d’exiléEs. Il ne s’agit pas de camps humanitaires fermés mais de véritables forêts où les personnes survivent avec leurs tentes et avec un feu. Il n’y a pas de baraquements durs et pas d’organisation qui gère le campement. Nos équipes maraudent, distribuent de l’information aux personnes exilées, les orientent vers des abris, vers les services de soin ainsi que vers les autres acteurs du réseau associatif. Il y a des personnes qui vont rester quelques jours, d’autres y restent des mois voire des années. Souvent les personnes ont un long parcours d’exil derrière elles et on observe des difficultés au niveau de la santé mentale ou physique. Nous avons un numéro de téléphone d’urgence qu’on donne aux personnes exilées en leur expliquant qu’elles peuvent nous contacter à n’importe quel moment si elles ont besoin d’aide, d’un abri, d’un docteur ou d’une ambulance. Les personnes nous appellent aussi si elles ont des difficultés dans un camion ou en mer quand elles n’arrivent pas à joindre les garde-côtes. Nous apportons donc avant tout une aide d’urgence sur le terrain au quotidien. Notre téléphone fonctionne le jour et la nuit et nous avons plusieurs équipes qui sont constamment mobilisées.

 

Les personnes que vous rencontrez ont-elles des difficultés à revendiquer leurs droits comme par exemple le droit d’asile ?

Tout est fait pour exclure et fermer les portes. Il y a des personnes qui se trouvent sur les campements et qui voudraient rester en France mais qui ne connaissent pas les démarches à faire ou qui ne savent pas si cela est possible en fonction de leur situation administrative. Il y a un grand manque. Nous, malheureusement, on ne peut que les orienter vers les rares associations qui font de l’aide juridique ou administrative ou aussi vers les services de l’État qui pourront les aider. La communication et le travail de mutualisation entre les différentes associations jouent ici un rôle important. Nous communiquons entre nous, nous orientons les personnes sur la base de ce qui fait chaque association. Les réunions inter-associatives nous permettent de coordonner les aides alimentaires avec celles des dons, de l’eau, des soins ou du matériel. Nous essayons de coordonner la réponse pour qu’elle soit au plus juste des besoins.

 

Vous avez choisi de refuser l’aide de l’État, pourriez-vous nous en dire plus sur ce positionnement vis-à-vis des autorités publiques ?

Nous avons choisi de ne pas recevoir des financements publics ce qui, malgré les difficultés dans la recherche des fonds, nous permet d’être autonomes. Cela dit, nous essayons de dialoguer avec les autorités. On essaie de leur faire remonter les problématiques de terrain, de les alerter quand il y des situations particulières comme par exemple les besoins de mise à l’abri qui ne sont pas adaptés sur Grande-Synthe. Le dialogue reste cependant compliqué. La plupart du temps nous n’avons pas de réponse à nos sollicitations et il y a vraiment une différence entre ce que nous percevons sur le terrain et la vision et les positions des autorités : les municipalités, la préfecture et l’État, tous ces acteurs sont imbriqués et suivent le précepte du zéro point de fixation ce qui entrave les droits fondamentaux des personnes. Actuellement, sur le campement de Grande-Synthe, il n’y a pas d’accès à l’eau. C’est une association qui fournit l’eau tandis que les autorités refusent d’en garantir l’accès afin d’éviter la création d’un point de fixation. Ce que nous contestons est qu’un accès à l’eau potable ne permet pas forcément un point de fixation mais permettrait aux personnes d’avoir une vie plus digne et de ne pas se mettre en danger sur le plan sanitaire. Il y a des personnes qui ont des problèmes dermatologiques ou rénaux parce qu’elles ne boivent pas assez ce qui leur empêche également de se laver et d’avoir accès aux toilettes.

 

Avez-vous remarqué une aggravation de la situation au cours de cette dernière période ?

Oui, les conditions sont très difficiles. Il y a un an par exemple il y avait l’accès à l’eau dans les campements. On a aussi régulièrement des récits de violence policière. Des choses très graves se passent souvent la nuit sur les lieux de passage, dans des zones isolées où il n’y a pas de témoins. Aussi il y a quelque chose qui est extrêmement contradictoire et violente pour les personnes qui arrivent ici c’est qu’il y a régulièrement des expulsions des campements. Les forces de l’ordre arrivent avec des sociétés de nettoyage ; ils volent et détruisent le matériel de couchage des personnes qui se retrouve donc sans rien et encore plus à la rue que ce qu’elles étaient et sans solutions d’hébergement concrètes et adaptées. Cela pousse les personnes à partir en raison des conditions de survie de plus en plus difficiles. On voit bien aussi que les chiffres du nombre des traversés en bateau les derniers mois sont gigantesques. L’année dernière il y a eu 28 000 personnes qui sont passées sur des small boats en Angleterre depuis le littoral. Cette année on est déjà à 28 000 personnes passées en septembre donc on imagine que le chiffre va être encore plus gros. Cette augmentation montre bien que la répression sur les lieux de passage et les expulsions ne règlent absolument pas le souci. Les personnes se retrouvent dans une situation de vulnérabilité ; elles ont comme seul choix, et parfois c’est un non-choix, de rejoindre l’Angleterre. Elles le font pour plein de raisons. Elles sont prêtes à monter sur un petit bateau surpeuplé dans la Manche qui, comme on le sait, est froide, dangereuse et très fréquentée. Si elles avaient d’autres choix et d’autres possibilités elles ne le feraient pas.

 

Quelles sont en général les trajectoires de ces personnes ?

C’est très dur car il y a autant d’histoires et de volontés que de personnes. C’est d’ailleurs ce que nous dénonçons. Les médias et les autorités considèrent qu’il y a « des migrants » qui veulent venir en Angleterre et en fait c’est déshumanisant car chaque personne a une histoire, une famille, des rêves et c’est vraiment important. Ils et elles viennent de pays très différents : Kurdistan, Afghanistan mais aussi Érythrée, Éthiopie ou encore Vietnam. Il y a des personnes qui ont de la famille en Angleterre ; il y a énormément de personnes sur les campements dont les empreintes ont été prises dans un autre pays européen et qui, pour ça, ne peuvent pas demander l’asile en France même si elle le voudraient. Les accords de Dublin sont donc extrêmement injustes car ils empêchent aux personnes de choisir le pays dans lequel elles souhaitent s’installer. Il faudrait que les personnes puissent avoir des voies de passage sûres et légales mais aussi qu’elles puissent avoir un accueil digne si elles souhaitent rester en France ; qu’elles aient accès à une information qu’elles comprennent sur leurs droits et les démarches à suivre et qu’elles aient la possibilité d’être hébergées entretemps. Les violences poussent ces personnes à partir et donnent énormément de pouvoir aux réseaux de passage qui ont cette ampleur précisément parce que les lois sont répressives.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur ces réseaux de passage ?

Ce sont des réseaux énormément organisés dont l’existence est imputable à l’actuelle politique de répression. Ces réseaux amplifient la situation de vulnérabilité des personnes qui se trouvent obligées à se tourner vers eux pou pouvoir aller en Angleterre. La traversée coûte énormément d’argent et il y a en même temps des énormes risques qui sont pris. Nous ne cherchons pas à en savoir plus sur ces réseaux. On sait qu’ils existent et on sait surtout pourquoi ils existent.

 

Quelle est la réaction des populations locales ?

On parle souvent de toute l’animosité des gens et moi, au contraire, j’ai remarqué beaucoup d’engagement. Sur l’antenne de Grande-Synthe, il y a énormément d’associations mais aussi des citoyens et des citoyennes qui viennent quotidiennement ou chaque semaine notamment pour distribuer de la nourriture et du matériel. D’autres viennent aussi dénoncer ce qui se passe ici. Nous avons aussi un réseau d’hébergeurs et d’hébergeuses solidaires où il y a des familles ou des couples qui décident d’héberger en urgence des exiléEs ou des personnes vulnérables pour une nuit. Ça permet de montrer toute la solidarité. Il y a plusieurs formes de s’engager auprès d’Utopia. En ce moment, nous cherchons des bénévoles qui peuvent venir pour une semaine ou plus longtemps. On a vraiment besoin de ça pour que les antennes puissent fonctionner. On a aussi besoin d’hébergeurs et d’hébergeuses ; on recherche également des dons matériels précis et des dons financiers qui passent par notre site internet [https://utopia56.org]. Il y a aussi la possibilité de militer et de mobiliser en partageant ce qu’on publie sur les réseaux sociaux. Il est vraiment important que les personnes sachent. J’ai l’intime conviction que si les personnes savaient ce qui se passe ici cela ne se passerait plus car c’est extrêmement violent et qu’on en parle pas. Il faut rendre visible la violence et alerter sur la situation car c’est ça aussi qui permettra que ça change un jour.

 

Propos recueillis par Hélène Marra