Publié le Jeudi 29 avril 2021 à 22h43.

Les révolutionnaires et le combat contre le racisme

Le premier déconfinement a été marqué par des manifestations antiracistes dans le monde entier. Parties des États-Unis à la suite de l’assassinat de Georges Floyd par un policier, elles ont largement essaimé, en particulier en France. Preuve que le racisme fait toujours système dans ce monde capitaliste, même si cette oppression se présente sous des formes particulières dans chaque région, liées intimement à l’histoire politique des différents États.

 

En France, la jeunesse a répondu massivement aux appels à manifester du Comité Adama en juin dernier. Poursuivant depuis des années le combat acharné de familles de victimes, nombreux étaient ses slogans insistant sur la dimension systémique et politique du racisme, à l’opposé d’une vision uniquement morale qui conduirait à rechercher les « brebis galeuses » parmi les flics plutôt que de combattre la police en tant qu’institution. Ce pas en avant dans la conscience s’est matérialisé par des slogans contre le « racisme d’État » que le gouvernement, tout comme l’extrême droite et une partie de la gauche, n’ont toujours pas digéré. En témoignent les contrefeux incessants allumés à propos du « séparatisme », des réunions « non-mixtes » ou de l’accusation « d’islamo-gauchisme ».

Mais la dénonciation du « racisme d’État » ne résout pas tous les problèmes politiques soulevés par la lutte contre le racisme. Comment dépasser la défense de chaque « minorité » et aller vers l'unité dans la lutte de touTEs les oppriméEs ? Comment dépasser la dénonciation du racisme d'État pour s’en prendre à l'État bourgeois en général comme pilier du capitalisme ? Comment aller au-delà de la revendication de l'égalité en droits vers la conquête de l'égalité réelle, par un combat unifié non seulement contre toutes les oppressions mais contre l'exploitation ?

Aux racines du racisme

La lutte contre le racisme ne se divise pas et ne peut pas être séparée de la lutte contre l’exploitation (n’en déplaise à certains courants identitaires). Pour les révolutionnaires, entre la violence de l’oppression raciste ou sexiste et la violence de l’exploitation, il n’y a pas de hiérarchie dans l’ignoble. L’articulation de ces deux questions ne se réduit pas non plus au constat de la dimension « intersectionnelle » des oppressions.

Le capitalisme est-il raciste ? Dans la pure théorie, non : il n’est rien qu’un mode d’extorsion du surproduit social et, partant, d’exploitation de la force de travail. Dans l’histoire, il a même été (et demeure à sa façon) l’agent objectif de l’unification de l’humanité sous le talon de fer de l’exploitation. Tout être humain, quelle que soit sa couleur de peau, son sexe, son âge, devient force de travail exploitable – de telle sorte que le prolétariat mondial est aujourd’hui plus nombreux que jamais1. Les révolutions bourgeoises ont affirmé de plus en plus nettement le caractère universel des droits humains. Cette tendance égalisatrice du capitalisme, bien aidée par des révoltes de masse dans les plantations, poussa une fraction des bourgeoisies « libérales » d’Angleterre, de France et des États-Unis à militer pour l’émancipation des esclaves noirs, c’est-à-dire pour leur transformation en esclaves salariés.

Le racisme est-il donc un phénomène distinct du capitalisme ? Du point de vue de ses lointaines origines, oui. On se perdrait dans les brumes de la préhistoire et de l’anthropologie à faire le compte des tribus primitives, menant des guerres implacables contre leurs voisins voire leur déniant toute humanité. Récemment encore, l’aristocratie de la vieille Europe pensait se distinguer du « commun » par son « sang », comme encore aujourd’hui les blancs « békés » des Antilles, les descendants étatsuniens des colons du Mayflower, ou les membres des hautes castes indiennes.

Le lien entre capitalisme et racisme : historique et politique

Si les racines du racisme se perdent dans l’histoire, celui-ci prospère comme une plante parasitaire sur l’arbre capitaliste. On ne pourra pas abattre l’un sans extirper l’autre. Car le racisme actuel ne peut être compris en dehors de l’histoire du capitalisme lui-même. Sa formidable expansion, à compter des XVe-XVIe siècles, cette « accumulation initiale » du capital dont parlait Marx, s’est accompagnée d’une utilisation exceptionnelle de la violence d’État. Les traites négrières sur plusieurs siècles, et les conquêtes coloniales menées en fanfares guerrières et massacres, s’accompagnèrent du credo de la supériorité voire « mission » de l’« homme blanc ».

L’immigration, bien sûr, a permis aux capitalistes d’allier distinction sociale et distinction prétendument raciale, et d’en faire surtout des discriminations qui ont perduré sur des générations.

Ainsi, si le racisme actuel est une conséquence paradoxale d’un capitalisme qui unifie l’humanité sous le joug de l’esclavage salarié, généralement masqué sous des constitutions universalistes, tout en n’ayant de cesse de creuser les divisions, c’est surtout un outil politique largement utilisé par les États bourgeois selon les circonstances. Les forces de répression (police et armée) mais aussi l’arsenal mouvant de lois stigmatisantes, gardiennes de l’ordre capitaliste et héritières de la violence raciste qui a accompagné le développement d’un tel ordre, en constituent un concentré.

Les analyses sociologiques qui constatent la diversité des phénomènes racistes et la façon dont ils croisent l’exploitation capitaliste peuvent à coup sûr alimenter notre compréhension. En revanche, les révolutionnaires ont quelque chose de plus à verser à ces analyses : le programme de lutte pour le renversement de l’État bourgeois qui, précisément pour défendre des privilèges de classe, est capable d’utiliser les scories racistes à sa disposition. Un État bourgeois par sa nature et par les intérêts minoritaires qu’il défend ; un État raciste du fait de son histoire, par habitude et par opportunisme.

L’« antiracisme », mais encore politiquement ?

Au-delà d’enjeux tactiques justifiant dans certains contextes de construire des organisations de lutte spécifiques, comme c’était le cas pour les NoirEs aux États-Unis dans les années 1930 ou les années 1960 lorsque la méfiance entre travailleurs ou des niveaux différents de combativité empêchaient de construire une organisation commune, les révolutionnaires ne peuvent se contenter de faire de l’organisation « autonome » d’une minorité un projet politique en soi. S’il ne s’agit pas de reprocher son « séparatisme » à une minorité qui serait à l’avant-garde de luttes, nous ne pouvons pas non plus prendre pour une avant-garde des officines identitaires qui ne représentent qu’elles-mêmes.

Bien des organisations, avec des politiques allant de l’extrême gauche à l’extrême droite, peuvent revendiquer le leadership de la représentation d’une minorité opprimée. Certains courants religieux prétendent défendre les musulmanEs contre l’islamophobie tout en enfermant celles et ceux qu’ils assimilent comme tels dans un carcan communautaire, quand ce n’est pas sous les bottes ou les voiles de dictatures sanglantes. Sont à ranger dans cette catégorie des islamistes radicaux parlant au nom de tous les « croyants ». Citons encore des courants racialistes défendant la ségrégation raciale et le retour en Afrique, ou des associations « communautaires » mais néanmoins très « républicaines » et institutionnelles prétendant parler au nom de tout un groupe pour obtenir quelques sièges dans des conseils municipaux ou autres.

Eu égard aux poids et crédit actuels des révolutionnaires dans la classe ouvrière, la tentation est évidemment forte de laisser aux organisations spécifiques la représentation politique des oppriméEs. Mais eu égard à ce que représentent historiquement le prolétariat révolutionnaire et ses luttes, dont les révolutionnaires portent la tradition, pas question d’abandonner la perspective que le prolétariat joue un rôle déterminant dans ces luttes.

Lorsque le Comité Adama dénonce la « gauche blanche », nous pouvons à juste titre y lire nos manques organisationnels actuels. Une caractérisation « sociologique » qui ne doit pourtant pas cacher les limites de la politique qu’elle exprime.

La responsabilité d’une « gauche » marquée par les trahisons social-démocrate et staliniennes

La déconnexion entre les luttes contre des oppressions spécifiques et les organisations ouvrières a particulièrement découlé du basculement du mouvement ouvrier révolutionnaire vers ses succédanés réformistes. Du coup, abandonnées les aspirations à l'émancipation des femmes ; abandonnées les aspirations à l'émancipation des peuples coloniaux ; abandonnés les NoirEs aux USA et ne parlons pas des homosexuelEs... Alors que la révolution russe – certes davantage en proclamations qu'en actes du fait de sa situation catastrophique et de son isolement des premières années – avait jeté les bases d'émancipation de bien des « oppriméEs », en même temps ou pas « exploitéEs » par le capital. Le stalinisme a liquidé ce riche héritage et, bien naturellement, des combats spécifiques ont surgi à côté voire contre le « mouvement ouvrier » stalinien ou social-démocrate rangé dans le camp de l’ordre bourgeois.

Le Parti communiste américain a livré les NoirEs qu’il influençait à l’époque aux armées de Roosevelt et aux appétits du grand capital pendant la Seconde Guerre mondiale. Toute la gauche française a honteusement soutenu la colonisation, jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. Alors quand Gérard Noiriel et Stéphane Beaud2 font la morale pour inviter à ne pas remplacer la « lutte des classes par la lutte des races », en passant quasiment sous silence les épisodes dramatiques de trahison d’une gauche qu’ils prétendent « progressiste », ils passent à côté de l’essentiel.

Ces reniements, dénoncés dès leur apparition notamment par le courant trotskyste auquel nous appartenons, ont ouvert la voie à des organisations nationalistes ou de défense spécifique contre une oppression, qui ont donné leur orientation propre, parfois combattive mais généralement enfermée dans le cadre bourgeois du système impérialiste, aux luttes de libération nationale ou à la lutte emblématique des NoirEs américains pour leurs droits civiques.

Pas de solutions clés en main, mais une conviction : la nécessité du combat socialiste et communiste

En France, l’islamophobie, habillage plus « présentable » de l’ancien racisme anti-Arabes, s’ajoute à l’antisémitisme, aux racismes anti-Rroms, anti-Noirs et anti-Asiatiques (qui monte en puissance), etc. Si, comme le dénoncent à juste titre les antiracistes, certaines minorités sont particulièrement victimes de certaines discriminations, entre autres exemples les violences policières ou le chômage, cela rend surtout urgent d’engager la lutte contre les exactions des « gardiens de l’ordre » social capitaliste et contre le chômage en général, tant ces problèmes concernent toutes les classes populaires. Il ne s’agit donc pas de trier, hiérarchiser les oppressions ou de restreindre les combats. Pour aller au bout, une lutte contre le chômage ou les flics, même déclenchée à partir d’un sentiment identitaire important ou porté par une minorité plus combative que d’autres, doit s’attaquer à la source du problème. Notre tâche de révolutionnaires est en tout cas de l’y aider. Ce qui ne se limite pas à la perspective d’un affrontement généralisé qui n’est pas à l’ordre du jour en tout temps et en tout lieu – l’implication de militants radicaux de la CGT dans les grèves de sans-papiers des années 2008 à 2010, témoigne à sa façon des ponts qui existent et doivent être trouvés.

Au sein des « minorités » (si l’on reprend un concept qui découpe la réalité selon un critère déjà politique) comme au sein de la classe ouvrière en général (qui la découpe selon un autre), les révolutionnaires luttent donc pour un programme politique mettant au centre la lutte de classe et la révolution, et sont de ce fait amenés à affronter des courants politiques (plus ou moins intégrés aux institutions) qui ne défendent pas ces perspectives. Participer sans condition aux luttes antiracistes de minorités opprimées ne signifie pas reprendre les perspectives politiques des directions qu’elles se sont données – ou qui se sont imposées à elles. Les moments où les masses investissent ces luttes spécifiques peuvent permettre aux révolutionnaires de contester l’influence des courants politiques, de nature petite-bourgeoise ou bourgeoise, qui les dirigent sans remettre en cause le capitalisme.

  • 1. Kim Moody, « Workers of the World: Growth, Change, and Rebellion », New Politics, vol. XVIII, n°2, Whole Number 70, en ligne sur https://newpol.org/issue…. Traduction française sur alencontre.org.
  • 2. Stéphane Beaud & Gérard Noiriel, Races et sciences sociales, Essai sur les usages publics d’une catégorie, Agone, 2021.