Publié le Dimanche 12 juillet 2015 à 10h47.

Au chevet de Lénine

Quel intérêt peut bien avoir un livre analysant il y a près de cinquante ans des citations datées de près d’un siècle1 ? La préface du Dernier combat de Lénine2 rédigée par Daniel Bensaïd en 1978 nous ramène elle-même au cœur de débats d’une autre époque. Il s’agit de prouver la nécessité d’une « révolution politique » en URSS, l’impossibilité de redresser « le parti de Staline », qu’il faut au contraire soutenir les luttes politiques, syndicales et « renverser l’oppression bureaucratique », sans « rendre hommage à la “démocratie bourgeoise” ».

Les lecteurs de Ma vie, La révolution trahie et autres Dangers professionnels du pouvoir ne trouveront pas d’informations particulièrement nouvelles dans Le dernier combat de Lénine. Mais l’intérêt de ce travail d’historien est l’étude des rapports entre l’individu Lénine et les problèmes fondamentaux des années 1921 à 1923.

L’agonie de Lénine, touché par des attaques qui le paralysent chaque fois plus fortement, rencontre celle du parti et de la révolution qu’il incarne. Sa maladie progresse au rythme des coups de Staline et de ses comparses, la solitude du dirigeant bolchévique est à la mesure de celle de la révolution. Tout s’écroule, Lénine confesse « je ne pouvais plus parler, ni écrire... Il a fallu que je réapprenne » alors que le parti doit apprendre à fonctionner sans les militants révolutionnaires morts lors de la guerre civile et que la « NEP, cette inconnue » crée des conditions inédites pour le pouvoir soviétique.

L’étude de Moshe Lewin est donc un livre à plusieurs lectures. La première est celle d’un retour sur les grands problèmes auquel était confronté la Russie soviétique et le rôle des principaux acteurs — Trotsky, Staline et Lénine — face à eux. La seconde est le rapport entre Lénine et la maladie et le rôle des individus dans l’histoire. La troisième est un cours d’analyse marxiste.

« Une dictature dans le vide »

Le premier grand problème est celui de la structure économique du pays. Dévasté par la guerre, mondiale puis civile, il ne parvient pas à relancer son économie et en particulier à offrir aux paysans une compensation à leur travail par des produits manufacturés et des machines, tandis que la collectivisation paraît à ceux-ci une négation de leur aspiration à posséder leur propre terre. La NEP, Nouvelle politique économique, a pour but de relancer l’économie, mais Lénine perçoit mieux que les autres dirigeants qu’il « fallait rétablir le marché paysan et le commerce privé, qui ne manquerait pas de pénétrer dans tous les secteurs de la vie soviétique, d’être un élément de corruption et de dissolution même pour l’Etat et pour le parti ».

Le deuxième problème est celui de la fondation de l’URSS et du rapport entre les nationalités. Il s’agit de déterminer le degré d’autonomie entre les différentes républiques soviétiques. Staline, Dzerjinski et Ordjonikidze sont favorables à une subordination à la Fédération de Russie. Lénine comprend qu’il faut garantir une autonomie des républiques et leur avec la Russie, même si cela a pour conséquence une efficacité moindre. Ce conflit représente un saut dans la mise en place de la bureaucratie stalinienne : Ordjonikidze déplace par voie disciplinaire tous ses opposants au sein du comité central du parti géorgien et frappe un membre du parti. C’est une alerte pour Lénine, qui comprend petit à petit que la bureaucratie et le chauvinisme « grand-russe » envahissent le parti et l’Etat. Il cherche alors, comme souvent lorsqu’il est isolé, l’appui de Trotsky. Staline doit battre en retraite face à leur alliance… mais en réalité, au-delà des textes votés, il maintient fondamentalement son projet.

Le troisième problème est ce que Lewin appelle « une dictature dans le vide ». Le régime soviétique est conçu pour s’appuyer sur les masses ouvrières mobilisées, politisées, pour entraîner derrière lui le pays, très majoritairement paysan. Mais la Première Guerre mondiale et la guerre civile ont fait des ravages. Lénine déclare en 1921 : « La République socialiste peut subsister dans un encerclement capitaliste, mais pas très longtemps, bien sûr. » Les usines sont vidées, les ouvriers survivants retournent vivre à la campagne par milliers, le pays est isolé.

Mais le pire est à venir. Lewin explique : « La fonction gouvernementale fait fondre les rangs de la classe ouvrière, notamment dans les secteurs où s’était réduite son avant-garde : métallurgistes, cheminots ou mineurs », « les forces du prolétariat ont été surtout épuisées par la création de l’appareil » (Lénine). La nécessité d’une forte centralisation pour relancer l’économie accélère le processus et « le vide social en question allait être bientôt rempli par des forces autres que celles qu’on avait prévues initialement ».

Lénine comprend que « des centaines de milliers d’anciens fonctionnaires que nous avons hérités du tsar et de la société bourgeoise travaillent, en partie sciemment, en partie inconsciemment contre nous ». Mais il n’a pas encore saisi que « cette machine est devenue, contre le gré des fonctionnaires en question, un réel soutien social du pouvoir ». « La bureaucratie est devenue la base sociale véritable du pouvoir. Un pouvoir politique ‘’pur’’ privé de tout fondement social, cela n’existe pas ». « Lénine continue à analyser le parti comme étant l’« avant-garde » du prolétariat ».

Mais il est aussi révolté par la taille croissante de l’appareil d’Etat et par le comportement bureaucratique des individus. Il espère que l’unité du parti permettra de les combattre et c’est ainsi que le congrès de 1921 interdit les fractions. Lénine pousse à la mise en place d’une Inspection ouvrière et paysanne (RKI), composés d’ouvriers sélectionnés pour leurs connaissances et leur intégrité, et d’une Commission centrale de contrôle du parti. En réalité, elles contribueront à ce que, de plus en plus, le secrétariat du parti décide de tout et contrôle tous les individus.

 

« Staline était sûr de vaincre »…

Dans tous ces combats, Lénine s’aperçoit petit à petit que Staline et ses alliés jouent un rôle central dans tout ce à quoi il s’oppose. Dans l’affaire géorgienne, la chose est entendue. Concernant la lutte contre la bureaucratie, Lénine constate à propos de la RKI que, « sous la direction de Staline, commissaire au contrôle, de mars 1919 au 25 avril 1922, c’était devenu un corps pléthorique et forcement bureaucratisé, comprenant quelque douze mille fonctionnaires, dont peu d’ouvriers », là où il souhaite n’en conserver que trois ou quatre cents.

Staline est un homme d’appareil. Chaque fois qu’il perçoit qu’il sera battu par Lénine (et Trotsky), il bat en retraire, intègre leurs amendements aux résolutions, et poursuit son travail. Mais Lénine comprend petit à petit ce manège. Il comprend que Staline a caché une partie du dossier géorgien. Il comprend qu’il déplace et manipule, organise l’appareil autour de lui. Trotsky rappelle : « Vladimir Ilitch dit que Kamenev montrera la lettre à Staline qui conclura un compromis boiteux et le trahira par la suite ».

Concernant sa maladie, une secrétaire, Fotiéva, note  : « Il est probable que, de surcroît, une impression se serait créée chez Lénine que ce ne sont pas les médecins qui donnaient les ordres au comité central, mais le CC aux médecins ». Lewin rapporte : « Apprenant par ses informateurs que Krupskaïa avait la veille pris une lettre, en fait un petit mot, sous la dictée de Lénine, [Staline] l’appela au téléphone et la couvrit, dit Krupskaïa elle-même, d'“injures indignes et de menaces”. » Lénine comprend que Staline cherche à l’isoler, il menace de rompre toutes relations politiques avec lui et recherche une alliance avec Trotsky.

Au fur et à mesure que la maladie le rend moins efficace et l’isole toujours plus, Lénine transforme son rapport au réel, par une pathétique mise en abîme. Il perçoit que son poids sur la structure sociale et la politique internationale du pays se délite. Il tente alors d’influencer ce qui lui paraît les biens les plus précieux, le parti et l’Etat. Enfin, lorsqu’il comprend qu’il ne peut pratiquement plus agir sur ceux-ci, il tente de lancer « une bombe contre Staline » (Trotsky), « un déplacement du centre de gravité du pouvoir, du secrétariat vers le comité central […]. Le projet de Lénine était un véritable ‘’coup d’Etat’’ puisqu’il s’agissait à la fois de déplacer certains chefs et d’introduire une orientation nouvelle dans tout le fonctionnement de la dictature ». Son court « testament », qui dresse en quelques mots les portraits des principaux dirigeants bolchéviques, propose de déplacer Staline du poste de secrétaire général et qualifie Trotsky comme « incontestablement l’homme le plus capable du comité central actuel ». Comme s’il ne restait à Lénine que la possibilité, pour influencer l’issue de l’histoire, de remplacer les hommes les plus proches de lui.

Mais, le « testament » fut caché. Lewin rappelle : « [Trotsky] voulait se montrer magnanime, sûr qu’il pouvait se le permettre avec l’appui de Lénine, consigné dans le ‘’testament’’ mais il prouvait précisément qu’il ne comprenait pas les recommandations essentielles de celui-ci. […] Il succomba à une fétichisation du parti, un légalisme et à des scrupules qui le paralysaient. […] Lénine, le fondateur, ne craignait pas de défaire et de refaire ce qu’il avait fait de ses propres mains, Lénine ne craignait pas d’organiser les gens autour de lui, de comploter, de se battre pour la victoire de sa ligne et pour conserver la direction entre ses mains. Trotsky n’était pas cet homme. Lénine disparu, Staline était sûr de vaincre ».

Enfin, Le dernier combat de Lénine partage avec L’histoire de la Révolution russe de Trotsky et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx l’intérêt de dresser des tableaux marxistes. Le travail d’historien, l’analyse des rapports de forces (la préface de Bensaïd y contribue largement), les citations, tout cela est au service d’une analyse qui ne se contente pas de lister des faits, mais les combine, en analyse les contradictions, les influences réciproques entre les acteurs et les phénomènes sociaux. Un cours d’analyse marxiste et de dialectique en somme. Rafraichissant, même un demi-siècle plus tard.

Antoine Larrache 

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  • 1. Il s’agit essentiellement de la 5e édition des Œuvres de Lénine, du « Journal des secrétaires de Lénine » et de « Ma vie » de Trotsky. Sauf mentions contraires, les citations sont issues du « Dernier combat de Lénine ».
  • 2. Moshe Lewin, « Le dernier combat de Lénine », 1967, Editions de Minuit, réédition 2015, Syllepse, 196 pages, 16 euros.