Traduit de l’argentin par Thomas Dassance. Éditions i Latina, 75 pages, 14,50 euros.
Bolita est un polar noir argentin paru initialement en 2011 dans la mythique et engagée revue de bande dessinée Fierro. L’œuvre, enfin disponible en français, a été en sélection pour les Fauves du festival d’Angoulême 2021. Tous les codes du genre sont respectés ici, mais l’important ne se joue pas dans l’intrigue mais dans ses à-côtés où les deux extrêmes de la société argentine sont dépeints : la population immigrée cantonnée dans les « villas » (bidonvilles) situées au sud de Buenos Aires et les familles riches qui habitent au nord de la capitale. Le scénariste Carlos Trillo est décédé le 8 mai 2011 et Bolita est son ultime coup d’archet.
Du bidonville de Flores au quartier luxueux d’Acasusso
Rosmery Ajata ,« Bolita », est une jeune fille orpheline qui vit avec sa tante dans une « chabola » (maison précaire) du bidonville de Flores. Elle est petite, pas très belle, pauvre et appartient à la nombreuse communauté de BolivienEs installés en Argentine. Elle est femme de ménage et souffre de tous les préjugés que les gens de la « haute » ont envers les « bolitas » comme ils appellent les immigréEs bolivienEs. Elle en souffre d’autant plus qu’elle est cultivée, curieuse et maline. Sur recommandation du curé de son quartier, ami de l’évêque des quartiers huppés, Rosmery est engagée par un frère et une sœur descendants d’Allemands dans les beaux quartiers du nord de Buenos Aires. La relation étrange entre la fratrie n’est pas la moindre des découvertes que va faire Rosmery. En dépit de tous les risques dont la perte de son boulot, elle n’hésite pas à s’embarquer dans une enquête qui va la confronter au pouvoir occulte de l’Église catholique et de ses relations avec les héritiers du régime nazi (ici, le sinistre docteur Mengele et ses expériences sur les jumeaux). Heureusement « Bolita » a, dans le bidonville, un ami, surtout obsédé sexuel par ailleurs mais flic à la « Bonaerense » (police corrompue). Pourra-t-il lui donner un coup de main quand il sera confronté à la luxure des beaux quartiers ?
Une peinture sociologique de l’Argentine contemporaine
Les auteurs décrivent dans le moindre détail les rues du bidonville, croquent l’intérieur des « chabolas » et le destin de leurs habitantEs. Par exemple, le frère de Raula, la tante de Rosmery, qui était militant de gauche et a disparu pendant la dictature militaire, ou d’autres qui vivent du trafic du « Paco » (résidu du processus de fabrication de la cocaïne). Carlos Trillo dépeint une Argentine où l’humain est considéré comme un produit. Les pauvres, dont les immigréEs boliviens, vivent au jour le jour d’emplois précaires. Ils doivent faire de longs trajets en bus pour gagner les quartiers du nord de la capitale aux riches façades. Dans le quartier huppé où Rosmery vient faire le ménage, elle n’est que la « Bolita », la petite Bolivienne que les patrons ne regardent même pas. Et elle non plus n’est pas supposée les regarder et doit baisser les yeux. Sauf que Rosmery est une jeune femme « empoderada » (qui décide de son destin) tout à fait en phase avec le puissant mouvement féministe argentin qui commence à se dessiner en 2011. Les auteurs s’amusent à opposer la représentation du corps idéal imposé et le corps réel des « Porteños ». Les turpitudes et magouilles bien malsaines des riches propriétaires, en lien avec l’Église et ce qui reste de la junte militaire (« los milicos ») y sont aussi largement dénoncées.
Un grand cru de la BD argentine
L’intrigue n’est pas moralisatrice pour un sou, à l’image de la vie privée du flic. L’obstination de l’héroïne à se cultiver et à découvrir ce qui lui est caché ou interdit est fascinante comme l’araignée dans sa toile qui hante le haut de l’escalier de la maison bourgeoise que « Bolita » n’a pu s’empêcher de repérer, alors que tout s’agite autour d’elle et que sa vie est en danger. Avec ses aplats noir et blanc puissants, géométriques, à la fois hyper-cadrés et libres où filtre la lumière argentine, Edouardo Risso nous rappelle quel dessinateur fantastique il est. Tout est juste et à sa place, tant au niveau du dessin que des dialogues, dans cette BD qui nous permet de savourer cet argentin populaire où se mêlent l’espagnol, l’italien et le quechua 1. Un grand cru de la BD argentine, un grand cru de la BD, tout court.
- 1. L’ouvrage met à disposition un petit lexique illustré sur la langue et la cuisine des bidonvilles argentins.