Publié le Dimanche 19 mars 2017 à 12h06.

Essai : Jeanne de guerre lasse

De Daniel Bensaïd, préface d’Edwy Plenel, Éditions Don Quichotte, 2017 (réédition), 19,90 euros. 

Il s’agit d’une nouvelle édition d’un ouvrage devenu introuvable, publié à l’époque en 1991 par Edwy Plenel dans sa collection chez Gallimard...

Dans cette nouvelle préface, Plenel rend hommage à l’auteur : sa haute figure, écrit-il, intègre et raide, se distinguait de tant d’autres de la génération de Mai 68 par sa fidélité entêtée aux engagement radicaux de sa jeunesse. Taupe marxienne creusant les galeries de l’imprévu et de l’inconnu, Bensaïd a été, depuis son enfance, fasciné par le personnage de Jeanne d’Arc, d’où ce livre étonnant, écrit « pour que l’indécente morgue des vainqueurs ne submerge pas d’oubli la mémoire des immortels vaincus ».

Il faut reconnaître que cet ouvrage a suscité beaucoup de perplexité chez les amis et camarades de l’auteur. Comment se fait-il qu’un révolutionnaire marxiste s’intéresse tellement à la Pucelle d’Orléans ? Parce que, répond Daniel, elle incarne « un étrange principe de résistance universelle » ; parce que son procès est l’archétype du procès politique, du procès en hérésie, un modèle de toutes les parodies de justice ; parce qu’elle fait partie de la « grande cohorte des humiliés, des opprimés, des pauvres, des a-propriétaires » ; enfin, parce que son procès, comme ceux des sorcières dans les deux siècles suivants, fait partie d’une tentative de longue haleine, de l’État et de l’Église, pour l’abaissement des femmes.

Le livre se présente comme un dialogue de l’auteur avec l’esprit de Jeanne d’Arc qui revient le hanter, un dialogue où il est tantôt question du 15e siècle – ses révoltes, ses hérésies, Jan Huss, Thomas Münzer – tantôt des années 1990, époque où « la barbarie a pris quelques longueurs d’avance sur le socialisme » et où l’on assiste à « la grande orgie du nationalisme tardif ».

« Refuser l’inacceptable »

L’auteur ne cache pas son inquiétude, et l’on trouve dans le livre plus de points d’interrogation que de proclamations : quel point fixe dans ce maelström ? À quelle boussole se fier ? Sur quelle pierre rebâtir ? À quelle date s’adosser ? 1917, 1793, 1789 ? Comment croire à l’avenir après deux siècles de révolutions écrasées ou avortées, défigurées ou trahies ? Pourquoi aller encore de l’avant ?

Sa réponse est un résumé de son éthique de vie : « Parce qu’il suffit de refuser l’inacceptable ». Un refus qui « fait dire non et se raidir la nuque ». De ce raidissement croît une volonté et un projet. Il ne s’agit plus de certitude, mais de pari : un pari raisonné, par conviction, par une « foi athée » qui conduit à engager une énergie absolue sur des vérités relatives qu’aucune science ne peut plus garantir.

Ce livre est donc le premier où Daniel Bensaïd s’engage sur la voie du pari pascalien, seule démarche permettant de « décider l’indécidable ». Le pari implique le risque de défaite, mais aussi l’espoir d’une victoire des opprimés. L’auteur rend ici hommage, à plusieurs reprises, au « philosophe de l’espérance » Ernst Bloch dont il cite cette affirmation : « tout commencement véritable est encore à venir et vit dans le passé comme une anticipation du futur ».

À ce passé appartient Jeanne d’Arc, qui fut « en des temps tortueux, toute droiture ». Certes, elle fut vaincue, mais « aucune défaite, aucune débâcle ne démontrent la fausseté d’une cause ». Par son hérésie subversive et son insoumission aux injonctions de l’État et de l’Église, elle ne peut pas appartenir « à ceux de la place des Pyramides » : Le Pen et ses séides, qui ont pris l’habitude de défiler sous sa statue. « Femme et hérétique, trahie et brûlée, Jeanne appartient à la grande fraternité des vaincus. L’abandonner à ses vainqueurs serait éterniser son supplice ».

Michael Löwy