Publié le Jeudi 17 novembre 2016 à 23h54.

Essai : Les Bolcheviks prennent le pouvoir

De Alexander Rabinowitch La Fabrique, 2016, 28 euros. 

Cet ouvrage déjà ancien de l’historien Alexander Rabinowitch est paru pour la première fois aux États-Unis en 1976. C’est un classique de l’historiographie de la Révolution russe et dont la publication est une réjouissante nouvelle pour différentes raisons.

La première, c’est que le livre permet de toucher du doigt, concrètement, ce qu’est une crise révolutionnaire du point de vue non pas des classes possédantes ou de leurs représentants dans le champ intellectuel, mais du peuple et des militantEs qui cherchent à rendre irréversible le cours révolutionnaire dans une telle situation historique. Car la Révolution d’Octobre ne fut pas un vulgaire coup d’État (comme certains historiens le dénoncent parfois), un putsch habilement mené par une poignée d’aventuriers sans scrupules ni morale, mais une authentique révolution populaire, avec en son cœur la classe ouvrière des grandes villes russes – ici Petrograd sur laquelle porte l’enquête de Rabinowitch.

La seconde, c’est que le livre bat en brèche une série d’évidences, y compris dans une certaine extrême gauche se réclamant pourtant de l’antistalinisme. Certains ont en effet eu tendance, sans doute pour faire face à la dureté des temps où les partis staliniens dominaient le mouvement ouvrier (jusqu’à l’élimination physique des militantEs et des courants dissidents), à se conformer à une vision ultra centralisée et disciplinée, quasi monolithique, du Parti bolchevique. C’est dans ce « léninisme » largement imaginaire, forgé par Zinoviev dès 1925 pour justifier la traque et l’exclusion de toute contestation au sein du PCUS, que l’extrême gauche trotskiste a trop souvent eu tendance à se mouler.

Rabinowitch montre ce qu’il en a été dans les faits du « léninisme sous Lénine » (pour parler comme Marcel Liebman). Selon son enquête historique, c’est la vivacité des débats internes et la souplesse organisationnelle – combinée évidemment à l’expérience acquise dans la lutte contre le tsarisme et à l’implantation de masse conquise au cours de la guerre parmi les ouvriers et soldats – qui ont permis à l’organisation bolchevique de sentir le pouls des masses, de juger au mieux des rapports de forces, de prendre des décisions justes dans le temps extrêmement dense de la crise révolutionnaire russe (y compris d’impulser certains reculs tactiques), et de parvenir à renverser le gouvernement bourgeois de Kerenski.

Le livre permet enfin, entre autres mérites, de mieux situer le rôle de Lénine dans l’élaboration au jour le jour de la politique bolchevique. S’il ne fut pas le grand stratège, génial et infaillible, qu’on mythifia (et momifia) après sa mort, son rôle fut irremplaçable à plusieurs moments critiques de la Révolution russe, redressant la ligne bolchevique dans le sens intransigeant d’une stratégie de conquête du pouvoir, capable de penser stratégiquement les flux et les reflux de la combativité populaire, les compromis nécessaires et le danger des compromissions, dans le feu de ce que Daniel Bensaïd appelait « le temps brisé de la politique ».

Ugo Palheta