Publié le Dimanche 22 février 2015 à 16h14.

Essai : L’imaginaire de la Commune, Kristin Ross

La fabrique, 2015, 14 euros. Acheter sur le site de la librairie La BrècheUn livre singulier et étonnant paraît sur la pensée communarde : sur ce qui se pensait durant ces quelques semaines, tout autant que ce qu’elles amènent à penser...

Dans sa préface, Kristin Ross soutient que « le monde des communards nous est en réalité bien plus proche que le monde de nos parents ». Ce livre est de fait un livre politique. Sa méthode : miser sur une approche par en bas, ne plus prendre pour repère l’État, les histoires officielles, nationale et républicaine, mais le mouvement populaire. À ce titre, elle est cohérente avec l’objet de son étude.La Commune est une vaste expérience anti-hiérarchique qui mit sans dessus dessous valeurs et évidences, savoirs et pratiques, spécialisations et assignations. Les individus brouillent alors les pistes, débordent les frontières de ce qui est possible et autorisé : les prolétaires font de la politique, les artistes aussi, la politique irrigue la vie et « Je est un autre »… Engels l’avait écrit : la Commune n’avait pas d’idéaux à réaliser sinon, comme le dit Ross, « ne plus partager la misère » mais créer « un monde où chacun aurait sa part du meilleur » : le « luxe communal ». Elle fut « un laboratoire d’inventions politiques, improvisées sur place ou bricolées à partir de scénarios ou d’expressions du passé, repensés selon les besoins du moment, et nourris des désirs nés au cours des réunions populaires de la fin de l’Empire ». C’est certainement regrettable pour les adeptes de l’ordre (fût-il révolutionnaire) : la politique est moins affaire de récitations que de création.

Réfractaire aux grands schémasRoss mène ainsi l’enquête, horizontale, au ras des corps, des mots et des pensées des communards. On y côtoie dès lors l’étonnant cordonnier Napoléon Gaillard, Eugène Pottier, Elisabeth Dmitrieff, le géographe anarchiste Elisée Reclus, William Morris, etc. L’auteure poursuit ici son travail entamé lors d’un précédent grand livre sur l’œuvre d’Arthur Rimbaud. Elle rejoint le travail du philosophe Jacques Rancière dans la Nuit des prolétaires ou le Maître ignorant (dont elle est la traductrice en anglais). Réfractaire aux grands schémas, aux raisons statistiques, elle file les gestes et les écrits de ce que l’histoire, impartiale et surplombante, passe sous silence ou ne repère même pas.Car pour les voir, il faut être sensible aux foyers de questions, infimes ou grandioses, représentatives ou non, qui animent les vies lorsqu’elles s’émancipent, aux objections que le réel leur impose, aux fécondes déraisons qu’elles lui rétorquent. Il faut percevoir la sinuosité des pensées, leur matérialité, leurs transformations (Marx ou les anarchistes), l’importance des symboles, les nuances qui deviennent fossé. Il faut accepter « la dialectique du vécu et du conçu ». L’ouvrage est alors l’occasion de réfléchir, par échos, à quelques questions bien actuelles, écologistes, internationalistes, mais aussi au sort de l’individu, au danger des solutions isolationnistes et à la tentation des enclaves.Ross rappelle ainsi que l’émancipation ne saurait s’appréhender de manière mécanique, qu’elle déroute les cartographies trop bien ordonnées. Elle n’est pas affaire de précision doctrinaire ni de surenchère identitaire. Elle est une disponibilité au présent, la mise en jeu de ce que l’on croyait être et savoir, cela quoi qu’en disent les apôtres du rectiligne et les puritains des procédures révolutionnaires.

Olivier NeveuxPrésentation du livre par Kristin Ross, en discussion avec Olivier Besancenot, le lundi 23 février à 19 h à La Java, 105 rue du Faubourg-du-Temple, Paris 10e, dans le cadre des débats pour l’émancipation (pourlemancipation.org)