«Au secours, Bourdieu revient ! » Le titre d’un récent billet d’un directeur-adjoint du Figaro en dit long sur la détestation qu’a suscitée Pierre Bourdieu, et qu’il suscite encore, chez les plus fervents défenseurs de l’ordre établi.
Car dix ans après sa mort, Bourdieu « revient ». Un film, les Nouveaux chiens de garde, qui se situe dans la continuité des travaux du sociologue sur le journalisme et les médias, connaît actuellement un franc succès, au grand désarroi des éditocrates de tout poil. Un livre, Sur l’État, vient d’être publié, et est probablement appelé à devenir un classique, tant il offre un éclairage substantiel sur la pensée de Pierre Bourdieu.
Sur la forme, tout d’abord. Ces cours dispensés au Collège de France ne sont pas réservés à des sociologues chevronnés, mais ont vocation à être compris par un large public. Comme le signalent les éditeurs, « [on] est plus proche de la logique de la découverte scientifique que de celle d’une exposition écrite, parfaitement ordonnée, des résultats d’une recherche ». On pourra suivre pas à pas le cheminement de Bourdieu, et les interactions avec l’auditoire.
Sur le fond, ensuite. On ne peut pas résumer ici l’ouvrage mais néanmoins indiquer l’une de ses hypothèses centrales : l’État ne peut exister que par la croyance collective en l’illusion de son rôle de régulateur, grâce à son monopole, au nom de la neutralité et de la recherche du bien commun, sur la légitimité de la norme, du discours universel, et de la décision. En illustrant son propos d’exemples du quotidien, tout en discutant avec des auteurs comme Weber, Elias, Durkheim ou Marx, Bourdieu affirme que l’État tire sa force du fait qu’il a imposé un univers de pensée, y compris à ceux qui s’efforcent de penser l’État. Et invite chacun à transgresser, voire à bouleverser, les règles du jeu pour s’émanciper, dans la pensée et dans les actes, de cette forme supérieure de domination.
Julien Salingue
Seuil, 670 pages, 29 euros