Publié le Mardi 3 avril 2012 à 19h01.

Expo : Berenice Abbott et Ai Weiwei, l’œil et le doigt

Importantes séparément, les deux expositions présentées simultanément à Paris par le musée national du Jeu de Paume, jusqu’au 29 avril, sont rendues plus remarquables encore par leur réunion, illustrant le meilleur du travail photographique et de son usage. La  presse a surtout commenté l’exposition Ai — jusqu’à un numéro spécial (22 février) que lui a consacré Libération — c’était légitime. Né en 1957 à Pékin où il est revenu se fixer en 1993 après un long séjour à New York, l’artiste figure depuis une décennie parmi les célébrités mondiales de l’art et joue de sa notoriété et des moyens modernes pour diffuser des protestations incessantes contre les pires aspects du régime chinois, corruption, arbitraire, atteintes aux droits de l’homme, etc. On le lui a fait payer récemment d’un enlèvement, suivi de près de trois mois de prison sans motif, d’une amende colossale et d’une assignation à résidence avec interdiction de voyager, même à l’occasion de sa première grande exposition monographique en Occident, celle du Jeu de Paume. La presse s’est donc attachée avec raison au « dissident » tenu « au doigt et à l’œil » par les services chinois, mais sans trop souligner cet axe de son travail présent et passé, la protestation politique envisagée comme un art.

Du présent, cette exposition offre un flot d’images ou documentaires ou protestataires (la plupart étant les deux à la fois) qui fait impression et sens, définissant sans doute une œuvre, mais surtout une belle posture de résistance et de dénonciation des drames, scandales et faux-semblants observables dans la Chine d’aujourd’hui et ailleurs. À côté des photos consacrées au séisme du Sichuan (2008, 80 000 morts, 5 millions de sans-abri) mettant clairement en cause les autorités chinoises, on y verra des « études de perspective » où ce n’est pas le crayon qui sert à mesurer les proportions, mais le doigt de l’artiste. « Doigt d’honneur » à Tienanmen, mais aussi bien à Paris et à d’autres capitales ne valant pas mieux. Ce regard émergeait déjà dans les photos prises par Ai lors de ses dix années passées à New York à découvrir l’œuvre de Duchamp et à s’émouvoir de ce qu’il voyait dans les rues. Les voilà révélées, à tous points de vue, dans cette exposition qui en montre les premiers tirages jamais réalisés et présentés au public.

À côté de son importance dans l’histoire de la photographie, quel rapport entre Ai et Berenice Abbott (1898-1991), cette Américaine d’origine assez aisée pour venir poursuivre à Paris ses études d’arts plastiques ? Elle y devint l’assistante de Man Ray, avec qui elle eut aussi le génie de sauver de la destruction l’œuvre d’Atget (prochainement montrée à Carnavalet) chargé de documenter le vieux Paris, mais qui saisit également ses habitants et leur misère. Rentrée aux États-Unis, Abbott vivrait comme lui de travaux de commande, Roosevelt ayant étendu le « New Deal » aux artistes, et elle observerait de façon similaire les bouleversements imposés aux villes et aux citadins, depuis les cités victoriennes d’avant la guerre de Sécession jusqu’à Changing New York, l’exposition et le livre qui imposèrent son nom. On retrouve le même esprit, le même œil sinon le même doigt, dans les « paysages provisoires » et les autres images que livre Ai d’une Chine aujourd’hui en bagarre avec les divers pans de son passé, et c’est ce qui fait que ces deux expositions s’étayent et se grandissent mutuellement.

Gilles Bounoure

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