Publié le Mercredi 12 octobre 2011 à 13h33.

Expo : L’Angleterre victorienne mise à nu par ses artistes mêmes

En collaboration avec le Victoria & Albert Museum de Londres et deux grands musées de San Francisco, le musée d’Orsay présente jusqu’au 15 janvier « Beauté, morale et volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde », sujet bien plus politique qu’il n’y paraît. «l’Angleterre d’Oscar Wilde » (1854-1900), c’est cet Empire capitaliste victorien qu’il fut amené à contester longtemps après les pré-Raphaélites, artistes issus d’une minuscule société secrète fondée en 1848 par Dante Gabriele Rossetti (1828-1882), fils d’émigrés italiens familiers des conspirations républicaines. La Pre-Raphaelite Brotherhood dissoute, Rossetti recevait dès 1857 l’appui d’Edward Burne-Jones (1833-1898) et de William Morris (1834-1896) qui allaient donner à ce qu’on nomma à partir de 1882 « l’Aesthetic Movement » une inflexion politique décisive, et Wilde lui-même se sentit obligé de la concilier avec son propre individualisme, notamment dans L’Âme humaine et le Socialisme (1891). L’anti­capitalisme de plus en plus net et virulent que ces artistes vinrent à exprimer, non seulement dans leurs propos mais dans leurs œuvres, forme l’un des intérêts majeurs de cette exposition, même s’il n’y est guère mis en valeur.

Quand Burne-Jones et Morris, venus étudier la théologie à Oxford, renoncèrent à entrer dans les ordres pour vouer leur vie à l’art, leur programme était peut-être déjà « beauté, morale et volupté », mais certainement pas celui du dandysme, de l’art pour l’art et de ses tours d’ivoire. Même si leur « critique du présent [resta d’abord] étroitement combinée à une apothéose étrangement peu historique du Moyen Âge, d’ailleurs fréquente chez les révolutionnaires anglais », comme remarquait Engels à propos de Carlyle, un de leurs premiers maîtres à penser, la misère des villes ne les heurtait pas moins que la laideur générée par le capitalisme industriel. La fabrique d’ameublement et de décoration qu’ils fondèrent en 1861, le magasin qu’ils ouvrirent à Londres en 1877 n’étaient qu’un pan de leur projet général de renouveler la vie quotidienne de tous par le moyen d’un art assurant beauté et liberté à chacun. Si le public s’effraya parfois de leurs grandioses portraits de femmes, c’est qu’ils n’étaient pas sans liens avec le mouvement d’émancipation féminine gagnant alors l’ensemble de la société anglaise.

Wilde se fit leur propagandiste, notamment aux États-Unis, mais plus par désir de se mettre en scène que par adhésion profonde à ce mouvement dont on ne saurait faire coïncider l’extinction avec son procès, son emprisonnement et sa fin misérable… comme le ferait aisément croire le titre de l’exposition. Bien après la mort de Morris, l’utopie collective qu’il avait définie dans Nouvelles de Nulle Part (1890), ses dénonciations ravageuses du capitalisme et du parasitisme bourgeois (telle sa conférence de 1883, « Art under Plutocracy »), ses combats politiques aux côtés d’Eleanor Marx et de Pierre Kropotkine continuèrent d’influencer artistes et militants tout autant que ses créations dans le domaine de l’art. N’aurait-il pas même formulé la solution à la question de l’abolition du travail posée dans L’Idéologie allemande, comme l’écrit Rubel dans son édition de Marx ? Pour ce que montre cette exposition, raffinement et ingéniosité à utiliser toutes les ressources artistiques alors connues pour embellir la vie quotidienne, elle est à visiter, et pour ce qu’elle ne montre pas, peut-être davantage encore.

Gilles Bounoure