Avec « Expressionismus & Expressionismi, Berlin-Munich 1905-1920, Der blaue Reiter vs Brücke » (jusqu’au 11 mars 2012) et plus de 150 œuvres de premier intérêt, la Pinacothèque de Paris fait revivre un tournant décisif de l’art moderne occidental.
« Une grande époque s’annonce et a déjà commencé… L’art ne connaît ni peuple ni frontière, mais seulement l’humanité », ainsi s’exprimait à Munich, en octobre 1911, « la rédaction du Cavalier bleu », c’est-à-dire Vassily Kandinsky (1866-1944) et Franz Marc (1880-1916), avant de présenter sous cet intitulé des expositions dans plusieurs grandes villes d’Allemagne et d’éditer leur fameux Almanach au printemps suivant. Y figureraient, à côté d’œuvres de Cézanne, Matisse, Picasso, Arp, Delaunay et d’objets d’art populaire ou extra-européens, plusieurs membres importants (Pechstein, Kirchner, Nolde) du premier groupe expressionniste formé en Allemagne, Die Brücke (le Pont). Créé à Dresde en 1905, ce groupe ne put d’abord mieux faire, faute de moyens, qu’éditer une gravure-manifeste et quelques albums, avant de devenir le nec plus ultra de la Nouvelle Sécession berlinoise à la fin de la décennie… tout en restant inconnu à Munich ! Ce rapprochement fut éphémère, notamment du fait de la Grande Guerre où périraient Marc et le génial August Macke (1887-1914), et de la Révolution russe que rejoindrait provisoirement Kandinsky.
Aurait-il pu en être autrement sans ces événements ? Si l’on savait que « l’expressionnisme » désigne non une « école » mais les efforts de divers artistes européens pour se dégager chacun à leur manière du réalisme et de l’impressionnisme dominants, l’exposition de la Pinacothèque le fait excellemment comprendre avec son parti de mise en regard, autour de thèmes communs, paysages, portraits, etc., d’œuvres majeures issues de Die Brücke et du groupe du Cavalier bleu. Cette disposition qui en appelle au regard critique des visiteurs (fait exceptionnel de nos jours !) met en évidence ce qui rapprochait les premiers expressionnistes allemands, mais aussi tout ce qui les séparait et que détaille la correspondance de Marc et Kandinsky. De leur côté, le fauvisme dont Marc se réclame, l’expérimentation continuelle, les débuts de « l’abstraction » chez Kandinsky et Macke, des femmes actives dans ce groupe (superbes toiles de Marianne von Werefkin et de Gabriele Münter). Chez les anciens de Die Brücke, peut-être du fait de leurs succès berlinois, une invention dont le ressort paraît usé, même après les expériences exotiques de Nolde et de Pechstein en Océanie allemande.
Cette exposition va au-delà de 1920 avec Nuages, belle toile de Nolde qui confirme à quel point, en 1929, l’histoire s’était arrêtée pour ceux de Die Brücke, voués au perfectionnisme dans la répétition. Ils n’en seraient pas moins anathématisés par les nazis et leurs œuvres « dégénérées » détruites ou soldées comme celles issues du Cavalier bleu. Sur ce sujet comme sur bien d’autres, le catalogue de l’exposition doit être signalé, parce qu’il s’adresse à la fois aux profanes et aux connaisseurs, associant informations de base et contributions parfois très pointues (sur le sort du « premier tableau abstrait de Kandinsky », par exemple), et en appelle également au regard critique des uns et des autres. Telle était aussi l’intention des concepteurs du Cavalier bleu, dont il est appréciable de voir certaines des meilleures idées traverser cette remarquable exposition.
Gilles Bounoure