Publié le Samedi 6 octobre 2012 à 10h09.

EXPO : Vieux asiles et nouveaux mondes

Avec Banditi dell’Arte, très belle réunion d’œuvres venues en majorité d’institutions psychiatriques d’Italie, la Halle Saint-Pierre sort de l’oubli les débats décisifs dont la psychiatrie a été l’objet dans ce pays, montrant l’exemple ailleurs.Peut-on oublier les ravages de Cesare Lombroso (1835-1909), l’inventeur du « ­criminel-né », cherchant par tous les moyens de l’anthropologie physique de l’époque à « dépister et traiter » les assassins ou violeurs « potentiels » ainsi que les malades mentaux ? Ce vocabulaire a encore cours, cette conception de la psychiatrie aussi, notamment aux États-Unis. Si Lombroso eut en son temps des opposants courageux, il fallut attendre Franco Basaglia (1924-1980) pour que s’impose une psychiatrie non seulement « alternative » mais « désaliénante », et dont l’effet le plus marquant fut en 1978 le vote d’une loi mettant fin à l’enfermement asilaire en Italie. Des pratiques de ces deux tendances qui continuent à s’affronter avec des moyens inégaux, les lobbies de la pharmacie et de la sécurité d’un côté, les simples militants de l’autre, l’exposition offre un assez bon résumé, juxtaposant les œuvres d’« aliénés », réalisées dans les asiles de jadis, sous surveillance policière et religieuse, et celles créées à l’air libre par des marginaux ou des malades rétablis dans leurs droits et leur dignité par la loi Basaglia.Cette réunion d’environ deux cents œuvres d’une cinquantaine de créateurs connus (à côté de nombreux anonymes) rappelle une évidence dont on ne saurait minimiser l’importance : en dépit des condamnations diverses, judiciaires, médicales, sociales, ou même de l’enfermement les frappant de façon souvent définitive, ces « bannis » de l’art et de la société gardèrent à cœur d’inventer, jusqu’à en faire leur seule raison de vivre dans les conditions misérables qui leur étaient imposées. Ainsi de cette incroyable architecture d’os de bovins judicieusement choisie pour l’affiche de l’exposition, ce « Nouveau Monde » qu’un carabinier, interné après avoir appris que sa fiancée attendait un enfant (quel scandale en 1896 !), passa six ans à sculpter, à polir et à assembler. La sélection de la Halle Saint-Pierre offre maints autres exemples de « constructions babéliques » (selon l’utile catalogue), ou, pour user de termes différents, d’efforts individuels tendant au « réenchantement du monde ».Le choix opéré par Gustavo Giacosa (critique d’origine argentine) et Martine Lusardy (directrice de la Halle Saint-Pierre) est excellent, mais se distingue d’abord de toutes les expositions provisoires ou permanentes analogues — telles les remarquables collections d’« art brut » du Musée d’Art moderne de Lille Métropole — à s’être porté sur l’Italie, théâtre de contradictions plus tranchées qu’ailleurs. Luxe d’invention dans le conservatoire même de l’académisme artistique européen, blasphèmes à proximité du siège suprême de l’ordre moral et social catholique, mise en évidence de la confusion entre « raison » psychiatrique et raison d’État comme y insistait Basaglia, mise en cause, il l’écrivait aussi, du « modèle social » capitaliste condamnant l’immense majorité de l’humanité à la « galère » ou à la marginalité des banditi… Voilà quelques-unes des pistes dessinées par cette exposition ouvrant moins sur de vieux asiles que sur de nouveaux mondes, ce qui rend son intérêt des plus pressants.Gilles BounoureHalle Saint-Pierre, 2 rue Ronsard, Paris 18e, jusqu’au 6 janvier 2013.Photo : Le Nouveau Monde, Francesco Toris, musée d’Anthropologie de Turin.