Publié le Mardi 20 décembre 2011 à 09h24.

Expos. Cézanne, pour et contre les apparences

Deux grandes expositions parisiennes, Matisse, Cézanne, Picasso, l’aventure des Stein (Grand Palais) et Cézanne à Paris (Musée du Luxembourg), évoquent sous des angles différents ce peintre « précurseur de la modernité » et révolutionnaire inavoué. Révolutionnaire, le grand bourgeois bigot, anti­dreyfusard et lecteur de la Croix que fut Cézanne (1839-1906) dans les dernières années de sa vie, sa période de recherche la plus intense, la plus novatrice ? Révolutionnaire, il l’avait pourtant été après que son ami Zola l’eut fait venir d’Aix à Paris où il prit femme en cachette de sa famille, et durant ses combats aux côtés des impressionnistes ou les leçons de peinture en plein air qu’il reçut de Pissarro, anarchiste notoire. « Cet anarchiste, ce fou de Cézanne », c’est ce que disait encore en 1902 le directeur des Beaux-Arts pour lui refuser la Légion d’honneur. Malheureux de ses débuts violemment antibourgeois et provocateurs, dans la vie comme dans sa peinture (son « style couillard »), il avait fini par s’abriter derrière un conformisme extérieur lui permettant de prolonger ses expérimentations solitaires, au-delà des apparences sociales. « La messe » ? Il y allait par « hygiène » et respect pour sa sœur ! « Le bordel en ville » ? C’était, disait-il, qu’il avait « besoin de repos » !

Ce qu’il faut retenir de ses travaux, les deux belles expositions de la Réunion des musées nationaux le font apprécier comme jamais. Celle du Grand Palais (jusqu’au 16 janvier) réussit l’exploit (qui mérite à lui seul la visite) de rassembler la plupart des œuvres acquises par les Stein durant leur présence en France, de 1902 aux années 1920, et qu’ils durent disperser ensuite. Ces Américains assez fortunés mais surtout très épris d’art, comme le montre la vie de Gertrude Stein, surent s’intéresser à tout ce qui s’était fait ou se faisait de neuf et d’intéressant en peinture. Venus trop tard pour un Cézanne vieillissant, malade et dont la cote commençait à grimper, ils n’achetèrent que ce qu’ils purent, réuni ici sur un seul mur, comme hommage et pour mémoire. À côté de cela, quelle abondance de Picasso et de Matisse, dont Sarah Stein recueillit aussi des propos décisifs, et dont il faut aller voir, pour la première fois en France depuis des décennies, la stupéfiante Femme au chapeau (1905) ! Autre sujet ? Non, prolongements de Cézanne…

Dans l’espace plus réduit du musée du Luxembourg (jusqu’au 26 février), l’exploit ne tient plus au nombre d’œuvres présentées (80) mais au choix de l’équipe du Petit Palais, responsable de l’exposition, d’y montrer ce qu’on connaît le moins de Cézanne. On mesurait mal jusqu’à présent qu’il avait passé moins de temps à travailler à l’ombre de la montagne Sainte-Victoire qu’aux environs de Paris où il revenait régulièrement. À la fois savant et lisible, le catalogue regorge d’informations neuves et d’analyses faisant mieux sentir ce qui animait le peintre, que la violence de ses derniers paysages d’Île-de-France (1904-5) révèle toujours romantique et révolté, en même temps que « solidaire de la matière même des choses », comme écrivait le grand critique libertaire Élie Faure. Qu’on soit ou non de l’avis de Picabia titrant sa revue 391, en 1919, « J’ai horreur de la peinture de Cézanne. Elle m’embête », cette exposition met remarquablement en lumière le moment décisif où la peinture occidentale s’est affranchie des apparences pour aller explorer l’autre côté du miroir.

Gilles Bounoure