La BNF a invité l’artiste Hollandais Jan Dibbets, artiste de référence de l’art des années 1960-1970, à découvrir les Louanges de la sainte croix, poèmes enluminés du moine Raban Maur, moine bénédictin du ixe siècle, pour concevoir une conversation avec elles.
Ces louanges sont constituées de pages organisées géométriquement où, par des jeux mathématiques se croisent des textes à la disposition horizontale et verticale, ornés de formes angulaires, circulaires ou carrées avec une polychromie épurée. C’est beau comme un chant grégorien et subtil comme une combinaison savante. Il se décline une prosodie que la géométrie rythme et que les couleurs scandent. Aux côtés des enluminures originales, des agrandissements sont apposés, au mur, donnant une présence fascinante à ces blocs de textes et de figures géométriques où la couleur irrigue cette poétique de la foi.
Espaces de contemplation
On comprend le choc qu’a ressenti Dibbets lorsque la conservatrice de la BNF Charlotte Denoël lui a présenté ce trésor de l’art religieux médiéval associant complexité du jeu textuel et formel, simplicité de la forme à une relation subtile entre le texte, la ligne et la couleur.
Jan Dibbets a invité des artistes de sa génération, amis ou proches, se revendiquant de ce que l’on appelle le minimalisme ou l’art conceptuel et qui dans leurs œuvres font appel à des logiques réductionnistes et combinatoires. Qu’ils soient sculpteurs, dessinateurs, peintres ou photographes, ils pratiquent une économie épurée des formes, font usage d’une gamme réduite de couleurs, voire d’une couleur unique. Cela résulte d’une réflexion et de procédés complexes visant à aller du côté de la présence des formes et des couleurs sans s’encombrer de l’illustration ou du narratif. Ce qui se rencontre dans cette exposition c’est le génie formel d’une méditation sacrée au service de la parole divine et l’épure exigeante d’une spéculation profane recherchant la puissance visuelle par des spéculations formelles et des procédures rigoureuses, et la structure ou la dynamique des articulations entre le trait, les plans et la forme. Ces œuvres sont des espaces de contemplation. Elles créent les figures combinatoires d’une grammaire de la ligne et de la couleur : sculpture qui dans son horizontalité s’offre comme un territoire aux déambulations et mouvements d’un corps et d’un regard qui non seulement la contemple mais la parcourt (Carl André), ou qui se fait bloc de temps cristallisé, constitué de pierres ré-agencés (Richard Long) ; subtile répétition de lignes colorées donnant vie à des carrés semblables par la forme mais dissemblables par la disposition du trait et leur couleur (Sol Lewitt) ; complexes jeux mathématiques (Morellet), aphorismes abstraits (Walther) ou ponctuations d’un espace par une touche monochrome répétitive au pinceau (Toroni), et enfin monochromes qui absorbent les regards jouant d’une différenciation proche du diaphane ou au contraire d’un contraste affirmant leur forme (Dibbets, Charlton ou Dekker).
Beauté silencieuse
On entre ici dans dans la beauté silencieuse d’un espace monacal ou d’une retraite méditative. Il arrive souvent que des objets anciens, tout en ayant été produits par une pensée mystique, gardent une puissance esthétique parce qu’elles rendent compte de l’inventivité, de l’impact visuel et de la subtile ingéniosité qu’ont ces structures issues de la main humaine. Il y a une dialectique subtile entre combinaison et répétition, entre répétition et différenciation, entre l’immédiat de la vision et la temporalité de la perception. Il y a là une parenté avec les compositions musicales d’un Terry Riley ou d’un Steve Reich.
Le seul regret et il est de taille, c’est que Dibbets ait choisi parmi sa « famille » sans intégrer ce que les avant-gardes des années 1960 occultaient : les œuvres et la place des femmes artistes. Il y aurait pourtant largement de quoi intégrer des artistes femmes de la même génération et aux qualités semblables qu’il connait (pour une partie d’entre elles) comme Ode Bertrand, Bernadette Bour, Suzanne Frecon, Marcia Hafif, Mary Heilmann, Tania Mouraud, Vera Molnar, Aurélie Nemour, Charlotte Posenenske, Bridget Riley et Marthe Véry, pour ne citer que des artistes contemporaines aux exposants.
Philippe Cyroulnik