Au centre Pompidou jusqu’au 5 janvier 2015Une expo justement paradoxale qui montre brillamment comment un « Anartiste », surtout célèbre pour ses ready-made telle La fontaine (urinoir), considéré comme le fossoyeur de la peinture du 20e siècle et le précurseur de l’art conceptuel, a été pendant une dizaine d’années fulgurantes un peintre averti à l’écoute de tous les mouvements picturaux, littéraires, et même scientifiques du tout début du 20e siècle.
Chercheur critique, Marcel Duchamp assume ses sources, exposées ici en résonance, pour mieux les détourner. S’il s’inspire à ses débuts de Manet le grand homme, de Cézanne, du fauvisme après avoir vu Matisse et Derain et même de Cranach, il s’écarte inexorablement de l’art rétinien, se rapproche des symbolistes, inspiré par les Noirs d’Odilon Redon, la poésie de Mallarmé.Dans Nu descendant un escalier en 1913, toile charnière récusée par les cubistes orthodoxes, la simulation du mouvement le rapproche des futuristes italiens Severini ou Balla et l’érige au statut d’avant-gardiste aux États-Unis, où il part en 1915.Iconoclaste, intéressé par la littérature absurde, il explore avec humour et provocation le rapport entre texte et image, en particulier dans ses notes et les titres de ses œuvres, dérisoires ou hermétiques : L.H.O.O.Q (la Joconde à moustaches).Il est fasciné par la mécanique, à l’instar de Léger, de Chirico et ses objets insolites, ou encore du futuriste Boccioni : Nus vite, pièces d’échiquier érotiques.Il renonce définitivement à la peinture en 1913.
Le dégoût du goûtEn parallèle au mouvement Dada (il y va à Zurich avec Picabia, il en revient à Paris avec Tzara), il poursuit une intense période de conceptualisation qui a bouleversé à retardement la notion même d’art contemporain à la fin du 20e siècle : principes de l’indifférence visuelle, du dessin mécanique sans goût ; invention des ready-made, objets à peine détournés élevés au statut d’œuvre d’art qui échappent à l’interprétation et à l’esthétique ; introduction du hasard et de l’aléatoire :désormais, c’est le « regardeur » qui fait l’œuvre.L’exposition s’achève sur son grand œuvre, La Mariée mise à nue par ses célibataires, même, incrustations dans le Grand Verre à l’aide des matériaux les plus hétéroclites (mais pas de peinture) des œuvres esquissées 10 ans auparavant : la MAR(iée) et les CEL(ibataires), comme diraient les exégètes du champ duchampien, etc. Cohérent avec lui-même, il laissa son œuvre définitivement inachevée en 1923.L’exposition a l’intelligence de montrer les sources, les influences et la maturation d’un processus mental et esthétique, qui a conduit à une remise en cause radicale de la notion du goût et la perception de l’art au 20e siècle mais sans nous présenter les ready-made comme des sujets d’idolâtrie qu’ils sont parfois devenus. Esprit libre et subversif, Marcel Duchamp n’aurait certainement pas aimé être érigé à son tour en modèle.
Ugo Clerico