À Paris, jusqu’au 15 juillet, le musée Maillol présente une réunion exceptionnelle d’œuvres d’Artemisia Gentileschi (1593-1654), étonnantes mises en scène baroques rendant encore plus mémorable son défi victorieux à l’oppression masculine.Artemisia a aujourd’hui sa place dans l’histoire du féminisme, y compris pour le public français, entre ses Lettres publiées aux Éditions des femmes (1984), le film d’Agnès Merlet (1997), la biographie à succès d’Alexandra Lapierre (1998), ou plus récemment Anna Galactia, la femme peintre du Tableau d’une exécution d’Howard Barker (représenté en 2009 à l’Odéon). La publication en 1876 des Actes du procès de 1612 a fait connaître son malheur : en 1611, à dix-huit ans, fille d’un peintre alors assez en vue à Rome et associée dès son enfance à ses travaux d’atelier, elle est « struprata e sverginata » par un autre peintre, collaborateur de son père. Ce dernier, plus par intérêt que par amour filial, intente un procès « per stupro » au cours duquel Artemisia, soumise à la « question », les doigts écrasés, doit narrer par le menu comment elle s’est efforcée de résister et de punir avec un couteau de cuisine son violeur qui cherchait à l’adoucir par des promesses de mariage. Si Orazio Gentileschi gagna le procès, sa fille Artemisia dut s’accommoder de l’époux qu’il lui trouva, peintre lui aussi, et du scandale désormais attaché à sa réputation.
Elle ne fut évidemment pas la seule de son temps à endurer de tels outrages, et pour ne citer que les plus connues, Sofonisba Anguissola, Lavinia Fontana, Fede Galizia et l’épouse de Simon Vouet Virginia Vezzi, l’Italie de l’époque compta nombre d’autres femmes peintres, qui connurent peut-être un sort analogue. Mais Artemisia eut précisément l’audace et le génie d’assumer le scandale dans sa peinture même, et de s’y affirmer comme femme, décidée à s’émanciper autant qu’il était alors possible. L’une de ses œuvres les plus typiques, probablement entreprise l’année même du procès, est cette stupéfiante Judith et Holopherne qui sert à juste titre d’affiche à l’exposition, autoportrait où elle se venge de la violence masculine et se libère de l’autorité du père, suiveur du Caravage, en le surpassant dans la mise en scène et le naturalisme. Elle ne craignit pas non plus de se peindre nue et de façon tout aussi théâtrale en Allégorie de l’Inspiration ou en Cléopâtre se donnant la mort, pour de riches amateurs de ces « peintures de cabinet » qu’ils accrochaient dans leur chambre, avec le même système de rideau qu’adopterait Lacan pour l’Origine du monde de Courbet, repris dans diverses expositions récentes.
Ce ne sont pas seulement ces œuvres de « jeune femme en colère » bien mises en valeur par l’exposition, mais des tableaux de tous genres, eux aussi largement représentés, qui lui permirent de s’imposer comme première femme admise à l’Accademia del Designo de Florence, puis à Venise, à Londres, à Naples, toute à son rôle de « femme d’affaires avisée » que lui avaient imposé les circonstances, et d’artiste rivalisant avec les grands peintres du temps. Les siècles suivants l’oublièrent, mais de récentes recherches, sûrement stimulées par ce qu’eut d’exemplaire sa résistance à la toute-puissance masculine et paternelle, ont permis de retrouver nombre de ses tableaux perdus, dont certains se trouvent présentés ici pour la première fois. Raison de plus d’aller voir ce beau, ce somptueux, ce vigoureux triomphe féminin.
Gilles Bounoure