Publié le Vendredi 13 janvier 2017 à 11h46.

John Berger, l’art et la révolution

En 1972, les téléspectateurs britanniques virent sur leur écran un homme armé d’un cutter découper méthodiquement un tableau de Botticelli exposé à la National Gallery de Londres. C’était le début du premier épisode d’une série de quatre émissions que John Berger – l’homme au cutter – a consacré à la démystification de la tradition artistique européenne.

Berger, disparu le 2 janvier dernier à l’âge de 90 ans, était un critique d’art et un rebelle. Marxiste convaincu, il ne concevait pas l’activité artistique ou intellectuelle autrement que liée intimement aux luttes. Quand il reçut le prestigieux Booker Prize en 1972, il donna la moitié de l’argent au Black Panther Party, et consacra l’autre moitié à la réalisation d’un projet de livre de photographies et de textes sur les travailleurs migrants. Mais surtout, sa pensée elle-même était une déclaration de guerre à l’académisme, que ce soit dans sa version bourgeoise ou dans la conception mécanique stalinienne qui dominait à ses débuts dans la gauche.

La série de programmes de 1972 s’intitulait Ways of Seeing (il en fut tiré un livre traduit en français sous le titre Voir le voir). Très populaire, elle permit à des millions de personnes de concevoir l’art d’une nouvelle manière. En s’inspirant des travaux du marxiste allemand Walter Benjamin, Berger s’y détournait radicalement de la conception mystificatrice d’un art planant dans les hauteurs, détaché des préoccupation quotidiennes. À l’inverse, Berger se focalisait sur la perception de l’œuvre à une époque donnée, sur le contexte social de cette perception, sur les transformations que les possibilités de reproduction à grande échelle (photographie, impression en couleurs, cinéma...) avaient opérés sur notre façon de percevoir un tableau ancien, ou une image moderne quelconque. Berger opérait par exemple un parallèle entre la mise en œuvre à grande échelle de la peinture à l’huile à partir de la Renaissance et celle de la photographie de publicité au vingtième siècle : dans les deux cas, il s’agissait de mettre en avant des possessions, des richesses, sous un aspect flatteur – mais dans le premier cas, il s’agissait pour la bourgeoisie de montrer ce qu’elle possédait déjà, dans le second de faire naître et alimenter l’envie de consommateurs potentiels...

L’émotion est politique

Berger fut un auteur prolifique, dans toutes sortes de formes : essais, ­romans, pièces de théâtre, cinéma. Il lui est aussi arrivé d’écrire des textes directement politiques.

Publié en mai 1968, l’article « La ­nature des manifestations de masse » construit un pont entre démarche artistique et démarche révolutionnaire. Berger s’y pose la question – si souvent posée par les militants ou leurs sympathisants – de l’utilité des manifestations. Il y répond en suggérant que les manifestations sont des « répétitions pour la révolution ». Incapables d’opérer de changement décisif par elles-mêmes (ou alors il s’agit d’insurrections visant ­directement la prise du pouvoir), elles peuvent cependant y contribuer en rendant évidents la faiblesse ou l’autoritarisme du pouvoir, et en changeant la psychologie des participants, en les rendant conscients des potentiels d’un groupe, d’une classe en mouvement : « Les manifestants interrompent la vie normale des rues dans lesquelles ils défilent, ou des espaces ouverts qu’ils remplissent. Ils bloquent ces zones, et, sans encore avoir le pouvoir de les occuper en permanence, ils les transforment en scène temporaire sur laquelle ils jouent la puissance qui leur manque. (…) Dans leurs activités normales, ils modifient seulement les circonstances ; en manifestant ils opposent symboliquement leur existence elle-même aux circonstances. »Lier le sensible au stratégique, l’émotion au politique, la démarche artistique au militantisme, ne sont pas choses faciles. Pour nous avoir indiqué des chemins pour le faire, merci camarade !

Sylvestre Jaffard