Présenté comme un « roman autobiographique », En finir avec Eddy Bellegueule (1) raconte l’enfance d’un garçon aux manières délicates, attiré par les hommes dès son plus jeune âge, incompris, brimé, voire torturé, par un entourage ultra machiste dans une petite ville du Nord. C’est donc un vigoureux plaidoyer contre l’homophobie qui montre à ceux qui l’ignoreraient ce que l’on peut subir, aussi bien dans sa famille qu’à l’école, quand on est un garçon différent des autres, et dont le comportement et l’apparence ne répondent pas aux critères dominants de virilité masculine.
Écrit par Édouard Louis, un talentueux auteur de 21 ans, ce livre figure parmi les best-sellers, fait le buzz sur le net et suscite toutes sortes de polémiques, ce qui gonfle encore les chiffres de vente. Au-delà de la dénonciation très crue des sévices infligés à la victime, ce vrai-faux roman suscite en effet un certain malaise. Pas une once d’humanité, de tendresse, de solidarité, n’apparaît dans cet univers sordide de sous-prolétaires et d’ivrognes. Cette description manichéenne fleure le mépris de classe de la part d’un individu exceptionnel qui a réussi à échapper à son milieu par les études.
« Eddy Louis » glisse certes quelques lignes pour affirmer que ces comportements abjects sont le produit d’un conditionnement social, mais ça ne suffit pas pour dissiper le sentiment suscité par ce texte. Il est d’ailleurs permis de se demander si la fascination malsaine pour le sordide n’est pas davantage à l’origine de son succès que le désir des lecteurs de connaître la réalité de l’homophobie et de la combattre. Dès les premières lignes, très trash, on sent une volonté délibérée de choquer, car l’auteur est trop brillant pour être soupçonné de maladresse. Peut-être est-ce l’effet Christine Angot, spécialiste de ce genre littéraire qui marche très fort ? Une seconde interrogation résulte de la chute, heureuse et rapide, du livre. C’est l’école de la République et ses formidables enseignants qui vont sauver le jeune Eddy. Tout est bien qui finit bien : il deviendra sociologue ou auteur à succès et intégrera un milieu plus compréhensif pour son orientation sexuelle. Une certaine ambiguïté plane donc sur ce livre qui, à en croire la presse, est d’ailleurs fort mal accueilli par sa famille comme par ses anciens voisins et condisciples qu’il a montrés sous un jour si méprisable. Or, plusieurs journalistes qui se sont rendus sur place ont constaté que tous ses frères et sœurs suivent aujourd’hui des études supérieures, ce qui n’est pas vraiment commun dans le lumpenprolétariat. Sans doute un romancier a-t-il parfaitement le droit d’embellir la réalité comme de la noircir, mais on ne sait plus s’il s’agit ou non d’un témoignage ou d’une semi-fiction. Le fait qu’Édouard Louis ait peut-être chargé la barque ne signifie évidemment pas que l’enfer qu’il décrit ne puisse pas être vécu par de nombreux enfants et adolescents « différents ». L’homophobie tue autant sinon plus que le racisme. Le problème est de savoir si son livre fera avancer la cause qu’il entend défendre dans les milieux concernés, ou ne suscitera que des soupirs de compassion parmi ceux qui sont prompts à s’indigner des horreurs commises par les classes dangereuses. Difficile à dire.
Gérard Delteil
Il est possible, bien sûr, de ne pas aimer l’ouvrage d’Édouard Louis. Il est possible, tout autant, de regarder avec méfiance le succès critique et public qui l’accompagne. Il est possible, enfin, de trouver que l’ouvrage n’est pas à la hauteur de son projet, voire d’être agacé par quelques déclarations de son auteur.
Ce sont là trois points distincts : le goût, la réception, le projet. Sur le goût, il n’y a rien à dire, tout à discuter : chacun y trouvera matière ou non à émotions et à pensées. Sur la réception de l’ouvrage, il est vrai qu’elle interroge : n’y-a-t-il pas dans l’engouement de la presse comme le signe d’un soulagement ? Après des mois de haine véhiculée par Boutin ou Barjot, il redevient possible, grâce à un ouvrage, d’exhiber la preuve de l’homophobie des milieux populaires. Classes laborieuses, classes monstrueuses... Mais reprocher au livre de proposer une représentation du monde sans nuance, sans empathie, c’est ne pas reconnaître son objet. Le narrateur prévient en ouverture : « La souffrance est totalitaire. Tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître ». La douleur agit comme un aimant : elle ramène tout à elle, elle peut rendre injuste et cruel. Le livre déploie l’expérience de la peur et de la honte, les insultes et les coups ; le monde vu à travers les terreurs d’un jeune garçon qui ne correspond pas à ce que doit être socialement un garçon. Il ne dit pas le vrai d’une « classe sociale ». Comme s’il fallait, du plus profond d’une douleur, être encore équitable. Pourquoi le devrait-il ? Pourquoi faudrait-il que l’œuvre d’un homosexuel soit nécessairement un document ? Pourquoi celle d’un garçon issu des milieux populaires devrait-elle être inéluctablement un témoignage ? Peut-être tout cela est-il inventé, comme on lui en fait le reproche. Mais ce n’est pas un ouvrage de sociologie, c’est la description littéraire « de l’intérieur » de ce que « l’obligation » à l’hétérosexualité produit. L’absence d’empathie ou de tendresse, se retrouve d’abord dans la façon dont le personnage s’accepte, lui et ses désirs. On peut discuter le choix des mots, des images, l’organisation du roman, entre la sophistication du récit à la première personne et la convocation des paroles des autres. On peut ne pas aimer ce livre. Mais ce n’est pas au motif qu’il manquerait à un devoir pédagogique ou qu’il serait trop noir. Car cela n’a pas grand sens de reprocher à une perception restituée d’enfant ou d’adolescent de n’être pas aimante ou assez militante.
Olivier Neveux
1- En finir avec Eddy Bellegueule, Édouard Louis, Le Seuil, 2014, 17 euros.