Publié le Vendredi 1 décembre 2017 à 11h14.

Matricule 155 : Simon Radowitzky

Scénario et Dessin : Agustín Comotto. Vertige Graphic, 269 pages, 30 euros. 

Dans une tranchée, sur le front d’Aragon en 1937, deux combattants internationalistes font connaissance : « Je te jure Josep, après 21 ans de prison en Argentine, je ne savais pas grand-chose du monde de ce qui s’était passé en Russie où j’avais ma compagne, il y avait eu la révolution (…). J’ai réalisé que si j’allais en Russie, Staline me tuerait comme il le fait maintenant avec les camarades ici en Espagne ».

Simon Radowitzky, qui s’exprime ainsi, est un « mythe » argentin qui a tout fait pour se faire oublier, pour se fondre dans la masse jusqu’à changer de nom pour mourir paisiblement au Mexique dans les années 1950. Seulement, lorsque votre nom a été scandé par des centaines de milliers de manifestants à Buenos Aires et a fait la une de journaux argentins à fort tirage dans les années 1920, l’oubli dans les consciences est impossible. 

Plus de la moitié d’une vie en prison

La famille « révolutionnaire » d’Agustín Comatto n’avait pas oublié le vieil anarchiste Radowitzky et en parlait souvent à table, où l’auteur n’en perdait pas une miette. Simon Radowitzky a certes participé à trois révolutions en Russie (1905), Argentine (1908) et Espagne (1936) mais il a surtout passé plus de la moitié de sa vie en « cage », dont plus de 20 ans dans le bagne gelé d’Ushuaia (Terre de Feu) dont peu sortirent vivants. Seul le souvenir, l’espoir de revoir Ludmyla, son amour adolescent en Ukraine qui devait le rejoindre en Argentine, le fait tenir. Depuis le pénitencier, les souvenirs de Simon (Shimele), le matricule 155 d’Ushuaia, se croisent et se mêlent aux traitements endurés. 

Né en 1891, dans une famille juive pauvre près de Kiev, Radowitzky subit et combat les pogroms et le tsar en même temps que le fatalisme religieux de son père. Il devient militant dès l’âge de 13 ans fait 4 mois de prison. À 15 ans, ouvrier, il est membre du soviet de sa ville avec la jeune étudiante Ludmyla. C’est lui qui, armé d’un pistolet, donnera le signal du déclenchement de l’insurrection en obligeant les vigiles de son usine à tirer la sirène d’alarme. Lié à la mouvance radicale du mouvement anarchiste (Bestmotivny), il doit après des jours d’affrontement avec l’armée puis l’assassinat de son ami, dirigeant anarchiste, fuir la Russie. À Riga, il refuse d’embarquer tant que Ludmyla ne l’a pas rejoint. Assommé par ses camarades, il est embarqué de force dans un bateau pour l’Argentine. Très vite, il reprend une activité militante au sein de la FORA (syndicat anarchiste très influent au début du 20e siècle). La répression sauvage puis le massacre des manifestants du 1er mai 1909 par le chef de la police, le général Falcon, ennemi juré de la classe ouvrière, des immigrés et des juifs, le mène à l’action directe. 

Action directe

Il passe dans la clandestinité. Le 14 novembre 1909, il lance une bombe contre la voiture de Falcon et le tue. Encore mineur, il échappe à la pendaison et est condamné au bagne à vie. En novembre 1918, il parvient à s’évader mais est repris à la frontière chilienne. Seule une forte campagne de mobilisation du mouvement ouvrier et démocratique animée par la femme du directeur d’un grand quotidien argentin lui sauve la vie, avant d’obtenir sa liberté en 1930. Expulsé en Uruguay, il purge à nouveau trois années de prison avant de gagner l’Espagne révolutionnaire. Retiré du front en raison de son état de santé et de sa connaissance du russe, il aide la CNT dans son bras de fer, perdu, contre le stalinisme. Quelques jours avant la chute de Barcelone, Il évacuera les archives du mouvement anarchiste. Une dernière fois, il tâtera d’une « cage » en France mais parviendra à s’enfuir pour le Mexique où la vérité sur le sort tragique de Ludmyla dans les camps staliniens l’attend.

La vie de Simon Radowitzky est tellement intense qu’elle semble tirée d’une BD, et pourtant 95 % des faits sont authentiques. L’auteur ne s’est permis des libertés qu’avec la vie et la mort de Ludmyla, qui illumine ce roman graphique. Il aura fallu 6 ans de travail à Comotto pour réunir toutes les archives disponibles, monter le scénario et donner vie par le dessin à la misère généralisée de ce début du 20e siècle et aux hommes et aux femmes qui ont tenté d’y mettre fin. La BD est entièrement réalisée en noir et blanc, mais Comotto se permet quelques éclairs de rouge pour renforcer son trait. 

Matricule 155, la BD de l’année !

Sylvain Chardon