Publié le Vendredi 6 janvier 2017 à 11h26.

À propos de Les bolcheviks prennent le pouvoir

Ce que fut le bolchevisme en 1917. Alexander Rabinowitch, « Les bolcheviks prennent le pouvoir », La fabrique, 2016, 550 pages, 28 euros. 

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Les éditions La Fabrique viennent de publier Les Bolcheviks prennent le pouvoir, un classique de l’historiographique de la Révolution russe initialement paru en anglais en 1976. 

Ce livre d’Alexander Rabinowitch a l’énorme mérite de restituer ce que fut la Révolution russe à Petrograd, alors capitale de la Russie mais surtout épicentre de la révolution : à la fois un mouvement d’insubordination généralisée de l’ensemble de la société où les classes dirigeantes se montraient incapables d’imposer leur domination comme auparavant et où les classes subalternes ne consentaient plus à cette domination (la définition même d’une « crise révolutionnaire » selon Lénine), mais aussi un moment d’accélération et de bifurcation politiques, dont les conséquences s’avèreront gigantesques au niveau mondial. 

Si le livre donne à voir ce qui fut donc une authentique révolution populaire, l’auteur étudie surtout – et dans le plus grand détail – la politique et l’action des bolcheviks, aussi bien au niveau de la direction du parti qu’à celui des militants et des organisations intermédiaires – de juillet à octobre 1917. Il permet ainsi d’éviter l’écueil croisé d’une dissolution du rôle du parti bolchevik (qui, pour Eric Hazan dans son livre Dynamique de la révolte, n’aurait fait que courir après les événements et n’aurait eu aucun rôle réel, sinon de canaliser la combativité populaire), ou inversement d’une fétichisation (qu’elle soit négative, les bolcheviks comme putschistes et usurpateurs, ou positive, comme incarnation politique du prolétariat russe). 

À la lecture de ce livre, il apparaît clair que l’explication du destin spécifique de la Révolution russe, entre février et octobre 1917, doit être cherchée dans la dialectique complexe entre une situation très particulière (la Russie est alors engagé, aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne, dans la Première Guerre mondiale), une révolte populaire extrêmement puissante et créative, une auto-organisation de masse incarnée par les Soviets – dans les quartiers, les entreprises, sur le front, mais aussi dans les campagnes, partout poussent des conseils –, et un parti parvenant à conquérir une audience de masse au sein du prolétariat et décidé à mener la révolution à son terme (c’est-à-dire à briser le pouvoir politique bourgeois).

 

Trois caractéristiques fondamentales

Un point important ressort du travail magistral de Rabinowitch : le rôle spécifique de Lénine. Bien que son action fut absolument décisive pour redresser en différentes occasions la politique de la direction du Parti bolchevik et donner une perspective de résolution – par l’insurrection armée – de la crise révolutionnaire, le livre fait apparaître très clairement qu’il ne fut en rien l’ordonnateur incontesté de la révolution d’Octobre, voire un démiurge décidant de tout en chaque moment ; cela, contrairement à que laisse entendre une vision policière ou stalinienne (mais ce ne fut souvent qu’une même chose), mais aussi une certaine orthodoxie trotskyste ayant trop souvent succombé à une forme d’héroïsation ou de mythification du dirigeant bolchevik. 

L’une des raisons en est que Lénine fut pour l’essentiel coupé du mouvement révolutionnaire (du moins jusqu’à l’insurrection d’octobre) : étant recherché activement par la police après l’insurrection avortée de juillet, lancée en bonne partie par certains secteurs du Parti bolchevik (contre la volonté de la direction), cette dernière craignit – sans doute avec quelque raison – qu’il fût assassiné en prison ; elle avait donc ordonné, à lui et Zinoviev, de quitter Petrograd sur le champ. Mais une autre raison tient dans trois traits cruciaux du parti bolchevik, qui retiennent l’attention à la lecture du livre : 

– l’implantation de masse et la confiance que conquiert l’organisation au sein du prolétariat de Petrograd (et au-delà) ; 

– la démocratie interne, marquée à travers la vigueur des débats qui caractérisent alors le parti : bien que la menace de la répression et de la contre-révolution soit permanente, de très importantes divergences tactiques et stratégiques pouvaient se manifester dans l’organisation, y compris publiquement (à l’opposé de ce que deviendra le PC d’Union soviétique sous Staline) ; 

– et l’autonomie des organisations intermédiaires du parti, qu’il s’agisse des comités locaux ou d’organismes spécifiques tels que l’Organisation militaire.

Au moins autant que la capacité stratégique propre de Lénine (dont il faut noter que les positions furent souvent mises en minorité, ignorées par la direction voire cachées par celles-ci, et ce pendant des semaines, aux militants et aux comités locaux), c’est donc cette implantation de masse (parmi les ouvriers et les soldats notamment), la démocratie interne et la souplesse organisationnelle qui permirent au Parti bolchevik de maintenir le cap dans les circonstances changeantes de l’année 1917, de se montrer capable d’évaluer continument l’humeur politique des masses ainsi que l’état des rapports de force, et in fine de trancher dans le vif des événements en préparant activement l’insurrection pour renverser le gouvernement Kerenski. Comme l’écrit Rabinowitch dans l’épilogue de l’ouvrage (p. 446-447) : 

« Le succès phénoménal des bolcheviks doit aussi beaucoup à ce qu’était la nature du Parti en 1917. [En particulier] le caractère relativement démocratique, tolérant et décentralisé des structures du Parti et de ses modes opératoires et le fait qu’il fonctionnait alors essentiellement comme un parti de masse ouvert, ce qui tranche nettement avec le modèle léniniste traditionnel (…) En 1917, l’organisation bolchevik de Petrograd était traversée constamment et à tous les niveaux par des échanges et des débats aussi libres que passionnés autour des questions théoriques et tactiques les plus fondamentales. Les dirigeants qui étaient en désaccord avec la majorité sur tel ou tel sujet avait tout le loisir de défendre leurs points de vue. Et il n’était pas rare de voir Lénine sortir perdant de ces controverses. »

 

A l’opposé du « monolithisme »

Evidemment, il n’est pas le premier à insister sur cet aspect. Outre Trotsky, Marcel Liebman avait mis en valeur – dans son livre Le léninisme sous Lénine – cette différence immense entre le bolchevisme tel qu’il fut en 1917 et la caricature que bâtit la direction bureaucratisée du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) au milieu des années 1920, afin de traquer les opposants au nom d’une fidélité au parti d’Octobre. Ironiquement, ce fut Zinoviev – pourtant opposant virulent à la ligne insurrectionnelle de Lénine à l’automne 17 – qui codifia en 1925 ce qui devint pour le mouvement communiste mondial le « léninisme », sous la forme d’une doctrine d’État qui attribuait les succès du Parti bolchevik à son prétendu « monolithisme », qui ne le caractérisa pourtant ni sous le tsarisme, ni a fortiori au cours de la Révolution, ni même pendant la guerre civile. 

Rabinowitch insiste en outre sur l’autonomie dont bénéficiaient de facto les comités locaux et autres organes internes au sein du Parti bolchevik, et qui lui ont permis d’agir avec le maximum de réactivité au flux ébouriffant des événements au cours de l’année 17, y compris parfois en se trompant mais en se montrant capable de rectifier sa politique :

« En 1917, des organes subalternes du Parti tels que le Comité de Pétersbourg ou bien l’Organisation militaire bénéficiaient d’un degré d’autonomie et d’initiative considérables. Leurs points de vue et leurs critiques entraient en ligne de compte dans la définition de la ligne politique au niveau de la direction. Et surtout, ces organes subalternes étaient à même d’adapter leurs tactiques et leur message aux caractéristiques de leurs propres bases dans un contexte qui évoluait rapidement ».

L’étude de Rabinowitch permet en outre d’entrer dans le détail du fonctionnement du Parti bolchevik lors de moments clés du processus révolutionnaires. 

Par exemple, face à la tentative de coup d’Etat menée par la clique réactionnaire coalisée autour du général Kornilov, qui bénéficiait alors du soutien des milieux conservateurs et bourgeois excédés par ce qu’ils considéraient depuis la révolution de février comme un désordre insupportable, la réponse politique des bolcheviks donne à voir ce que fut leur méthode : non pas l’inflexibilité et le sectarisme qu’on leur prête généralement, mais au contraire la capacité à prendre au sérieux les soubresauts soudains de la conjoncture – « les sauts » pour parler comme Lénine1 –, à nouer des alliances en fonction des circonstances et d’objectifs précis, à impulser des reculs tactiques ou au contraire à donner des coups d’accélérateur. 

Alors que, seulement quelques jours auparavant, Lénine accusait les partis mencheviks et SR (socialistes-révolutionnaires) de jouer un rôle contre-révolutionnaire, et avec eux les Soviets (qu’ils dominaient encore, plus pour longtemps d’ailleurs), il recommandait à présent de constituer un front anti-Kornilov avec ces mêmes organisations, et imaginait même – le temps là encore de quelques semaines – un développement pacifique possible de la révolution, impliquant de rechercher et de gagner le soutien des mencheviks et des SR à l’idée d’une rupture complète avec la bourgeoisie (donc avec Kerenski) et d’un transfert immédiat du pouvoir aux Soviets (dont Lénine considérait pourtant, depuis juillet, qu’ils avaient perdu toute fonctionnalité révolutionnaire).

Si la situation présente est bien loin de l’année 1917 à Petrograd, la Révolution russe a encore beaucoup à apprendre à ceux et celles qui se posent la question d’une rupture avec l’ordre capitaliste et d’une transformation révolutionnaire de la société. Elle permet notamment, sans la fétichiser sous la forme de « leçons » immuables et transparentes, de reposer les questions complexes du sujet révolutionnaire (qui ne fut pas seulement, à l’évidence, le prolétariat industriel de Petrograd, puisqu’il faudrait inclure dans l’analyse la paysannerie mais aussi l’armée), de l’organisation politique (le parti) – de sa forme, de son rôle et de ses rapports avec les mouvements populaires et les instances d’auto-organisation –, mais aussi de l’Etat et du pouvoir. 

Autant de questions stratégiques qui se posent à nous aujourd’hui dans des conditions fort différentes mais qui exigent une reprise et une réappropriation de débats anciens – sous peine de succomber à l’alternative mortelle de l’oubli et du ressassement.

 

Ugo Palheta