Au Grand Palais, jusqu’au 1er juillet ; lundi, jeudi, vendredi, samedi et dimanche : 10h à 20h ; mercredi : 10h à 22h.
Il faut souligner la qualité de l’exposition, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, à quelques absences regrettables près (Kandinski, Chagall et Sztreminski), elle rend très bien compte des dynamiques exceptionnelles que la révolution russe a entrainées au sein du monde artistique, toutes disciplines confondues. Elle intègre dans sa présentation tant les mouvements avant-gardistes que les courants académiques, puis réalistes socialistes, ainsi que quelques figures singulières. Cela permet aux spectateurEs de disposer de réels éléments de comparaison.
Rencontre entre l’avant-garde artistique et le communisme
La Russie avait vu émerger des avant-gardes dès le début du XXe siècle : le cubo-futurisme avec les peintres Exter, Larionov ou Gontcharova, qui allaient créer le rayonnisme ; le suprématisme avec Malevich, Lissitzky ou Rozanova ; et, à partir de 1917, le constructivisme, avec des artistes comme Popova et Rodtchenko, et le productivisme, dont le couple Rodtchenko-Stepanova vont être les initiateurEs. Comparativement aux pays européens, on doit noter le nombre de femmes qui participèrent à cette avant-garde : Exter, Popova, Stepanova, Gontcharova, Arkhtyrko, Koulaguina, Bruni et d’autres. Tous ces courants vont s’épanouir à cette période, et s’associer avec enthousiasme au processus révolutionnaire qu’ouvrit la révolution d’Octobre. On peut parler là d’une rencontre historique entre l’avant-garde artistique et le communisme. Ce qui est passionnant, c’est que cela se fait sans renoncement de la part des artistes à leurs problématiques propres. Bien au contraire, ce qui commence à se déployer, c’est un foisonnement de pratiques qui vont du tableau, du dessin ou de la sculpture à celle de l’affiche, de la scénographie, de la photographie et de la typographie, à de véritables propositions pluridisciplinaires. Dans certaines de ces réalisations, conçues à l’occasion de spectacles, de manifestations ou rencontres, on peut voir émerger un nouveau mode d’expression artistique qui anticipe ce que, dans les années 1960 et 1970, on appellera « performances » ou « installations ».
Confluence entre l’art et la vie, la politique et l’utopie
On voit se déployer une énergie intense, où les frontières entre les disciplines se défont, où la propagande révolutionnaire s’imprègne des couleurs de l’avant-garde, de l’ébranlement des formes, des rythmes, et des mots qu’elle provoque. Ceci résulte de cette confluence entre l’art et la vie, la politique et l’utopie, que stimulera, entre 1918 et 1927, la révolution russe. On voit ainsi, de Vitesbsk (avec Malevich, Lissitzki et Chagall) à Moscou (avec Klucis) ou Petrograd, les ateliers et les écoles d’art déborder sur les rues et dans les usines, envahir les écoles, les trains et les villes. On connait les trains décorés de l’Armée rouge. Comme le déclare Maïakovski dans son Ordre à l’armée des arts, « les murs sont nos pinceaux, les places sont nos palettes. » Ainsi, on peut voir à Bakou, en 1922, pour le cinquième anniversaire de la révolution, le compositeur Arseny Avraamov, juché sur une tour et agitant des drapeaux multicolores, dirigeant un « orchestre » à ciel ouvert, avec pour instruments des sifflets d’usines et de locomotives, des moteurs d’aviation et des tirs de mitrailleuses et de canons. On peut voir les écrivains et poètes Babel et Maïakovski travailler avec des metteurs en scène comme Meyerhold, des artistes (Popova ou Rodtchenko) ou des musiciens (Chostakovitch). On peut voir les motifs de la modernité, le dynamisme de formes abstraites s’imprimer sur les tissus utilisés pour les vêtements quotidiens. On peut voir de grands décors suprématistes ou constructivistes occuper les rues et les places.
Vers la formulation du réalisme socialiste
L’exposition montre bien que le champ artistique ne se réduit pas qu’au courant d’avant-garde. Certains des artistes académiques et pompiers vont s’adapter à la situation nouvelle, en particulier dans le cadre de la politique de la commande de portraits et de scènes de genre, de peintures d’histoire ou d’allégories picturales. Une partie des artistes du Proletkult vont défendre un art figuratif « à message ». Ces deux courants vont progressivement s’allier contre l’avant-garde abstraite.
Le début de la crise de la révolution, à partir de 1926, va voir cette alliance se consolider, ce modèle « réaliste » et académique s’affermir et prendre de plus en plus d’importance au fur et à mesure que va se consolider la mainmise stalinienne et bureaucratique sur l’appareil d’État et sur la société soviétique. La complicité affichée entre le peintre et critique Perelman et Jdanov incarne bien cela. La condamnation de l’abstraction et du formalisme, jusqu’au « néo-cézanisme », va accentuer la marginalisation de l’avant-garde soviétique. L’année 1929 est un tournant, avec la formulation du réalisme socialiste. Une partie des artistes vont se mouler dans ce cadre et se mettre au service d’un art apologétique et pompier. Il y a bien quelques exceptions comme Deneika (d’avant-guerre) dont on perçoit dans la peinture l’écho d’une certaine modernité, ou encore Chterenberg. Mais on a droit au pire avec les Zernova et autres William. Le sommet est atteint avec Guerassimov, véritable « Pompier en chef » de la peinture hagiographique.
Et l’une des façons « actuelles » de dépolitiser la question, c’est par exemple d’intituler « Le renouveau de la peinture figurative » cet ensemble d’œuvres qui, à l’exception de deux ou trois artistes, sont à la Russie ce que l’art sous Vichy est à la peinture française, et la peinture nationale-socialiste à la peinture allemande. Cela traduit un « relativisme » vraiment problématique mais symptomatique. En URSS, le réalisme, et plus précisément le réalisme socialiste, a été le terreau de la contre-révolution, tout particulièrement dans le domaine de l’art..
Mise sous le boisseau d’une aventure artistique majeure
Une partie de l’avant-garde va elle aussi se mettre au service du pouvoir stalinien. Certains artistes de l’avant-garde vont évoluer, de l’abandon de la peinture à la pratique d’un art de propagande. C’est le cas, en particulier, de Rodtchenko, Kluzcis et Stepanova, à l’origine du mouvement productiviste. Ce mouvement inventeur d’une technique artistique fondamentale de la modernité, le photomontage, et porteur d’une volonté d’en finir avec la peinture de chevalet, va être le creuset d’une soumission à la dictature, et non d’un rapprochement entre l’art et la vie, tel qu’il l’a souhaité à l’origine. Le formalisme, limité à une pratique de la photographie et de l’affiche, va intéresser la bureaucratie pour son efficacité visuelle et graphique ; surtout quand elle va de pair avec l’absence de toute dimension critique… L’utopie des productivistes va les amener à quitter le champ de la peinture pour s’en tenir à un stylisme industriel et textile qui ne gênait pas les objectifs productivistes soviétiques. Leurs projets textiles géométrisaient parfois des motifs empruntés au folklore russe, ce qui n’était pas non plus pour déplaire à une partie de la bureaucratie portée sur le nationalisme grand russe. Ils conçurent ainsi des matériaux de propagande visuelle d’une efficacité redoutable. Même quand il s’agissait d’esthétiser la pire des campagnes staliniennes comme celle du Canal de la mer Blanche... Cela n’empêchera pas certains d’entre eux comme Klucis de finir sous les balles de Staline. Rodtchenko, lui, échappera à l’exécution, mais pas à la mise à l’index tout un temps.
Le bilan que rappelle cette exposition est accablant : la mise sous le boisseau de l’essentiel d’une aventure artistique majeure. Le solde fut terrible : disparition tragique d’une certain nombre de ses protagonistes dans les abimes du stalinisme, comme en témoignent les exécutions de Meyerhold, Babel, Klucis ou Mandelstam (parmi tant d’autres). Repli, marginalisation, répression ou silence pour Malevich et Vertov (malgré ses poussées « stalinophiles »), exil pour Gontcharova, Larianov ou Pougny, et suicide pour Koupstov et Maïakovski. Dans l’exposition, la période qui va de Gorbatchev à nos jours est un peu contrainte et très synthétique, même si on peut voir les œuvres d’artistes importants comme Khabakov, Prigov, Boulatov ou Sokol, et Komar et Melamid pour la diaspora. On perçoit chez eux un certain syncrétisme entre art pré-soviétique, art soviétique et art occidental. Il se pratique sur le mode de l’ironie, de la mélancolie ou du désenchantement. Il faut également évoquer, brièvement, l’intéressante documentation sur les projets architecturaux liés aux utopies sociales de la première partie de la révolution et les inflexions monumentales et kitsch de l’architecture stalinienne (que l’on verra déferler, au lendemain de la guerre, sur les « démocraties populaires »).
Une exposition exceptionnelle… malgré ses limites
Il est peut-être symptomatique qu’en ces temps de crise sociale et culturelle du capitalisme les institutions artistiques majeures se soient mises à redonner une légitimité au réalisme socialiste comme mouvement artistique, et au pompiérisme misérabiliste à la Bernard Buffet (pour la droite) ou à la André Fougeron (pour la gauche). En France, le Consortium (Dijon) est un des artisans de ce recyclage, et on voit partout se developper leur avatars contemporains… Mais cela n’enlève rien à l’intérêt exceptionnel de cette exposition. Le catalogue est largement illustré et fournit beaucoup d’informations, à la réserve près qu’il reprend (pour une part des auteurs) le cadre idéologique d’une continuité « totalitaire » de Lénine à Staline. Une bonne part des analyses est sous-tendue par cette hypothèse. Les propos de Rancière sur Trotski et Staline témoignent d’une méconnaissance symptomatique des positions et analyse de Trotski, et les correspondances qu’il suggère avec les dérives xénophobes des certains intellectuels universalistes contemporains frisent la calomnie et la réhabilitation, par la bande, du paysan Staline ! Du coup, le rôle d’un Lounatcharski est très minimisé ; cela est aussi le cas en ce qui concerne l’attitude très prudente de Lénine en matière de politique artistique, et sa volonté de s’en tenir aux principes généraux d’une politique artistique et éducative sans « régimenter ». Il faut chercher entre les lignes et les notes pour voir que la censure dans les années 1920 est bien plus faible que sous le stalinisme. Pourtant, le pays est alors encerclé par les armées blanches, soumis à l’étau des puissances occidentales et ravagé par une guerre civile entretenue par celles-ci… Mais rendre compte d’une telle vitalité, et même d’une telle liberté, dans de telles conditions, contredirait trop le récit contemporain sur le « communisme ». Du coup on n’en garde que la seule hypothèse dominante.
Philippe Cyroulnik
En complément de l’exposition, on pourra consulter :
• Chagall, Lissitzky, Malevitch : l’avant-garde russe À Vitebsk (1918-1922), Centre Pompidou
• Katarzyna Kobro et Wladyslaw Strzeminski : une avant-garde polonaise, Centre Pompidou
• Jean-Claude Marcadé, l’Avant-garde russe : 1907-1927, Flammarion
• Gérard Conio, le Constructivisme russe, l’Âge d’homme.