Publié le Vendredi 6 janvier 2017 à 11h28.

A propos du livre de Patrick Tort  « Qu’est-ce que le matérialisme ? »

Patrick Tort, « Qu’est-ce que le matérialisme ? Introduction à l’analyse des complexes discursifs ». Editions Belin, 2016, 992 pages, 34 euros. 

 

Patrick Tort vient de publier un livre imposant par son érudition, sa rigueur et sa force, qui constitue un apport pour celles et ceux qui militent pour un marxisme qui ne soit ni une idéologie, ni un dogme enfermé dans le passé, mais bien un matérialisme scientifique nourri des progrès des connaissances modernes. Ce livre riche et passionnant est d’un abord difficile, ardu. Son auteur discute avec son propre milieu scientifique et il lui arrive de nous abandonner sur le bord de la route... Mais il reste possible de trouver dans la richesse du discours une nouvelle porte d’entrée.

Fondateur de l’Institut Charles-Darwin international (www.darwinisme.org), qu’il dirige aujourd’hui, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, lauréat de l’Académie des sciences, docteur d’Etat en philosophie et linguistique, Patrick Tort a publié plus de cinquante ouvrages concernant l’histoire et la théorie des sciences du vivant, mais aussi des sociétés humaines. Ce dernier ouvrage aborde la question de la méthode pouvant permettre de donner son unité au matérialisme scientifique en construisant un lien intelligible entre nature et culture, entre le monde animal et l’homme, entre les sciences de la nature et les sciences de la société, à travers une compréhension globale de l’évolution et de l’histoire.

Darwin et Marx – Marx dont Patrick Tort dit qu’il n’a jamais été pour lui « une référence, mais un outil » –  participent d’une même avancée du matérialisme. Ce livre revient sur des thèmes déjà abordés à travers plusieurs ouvrages, tout en avançant dans le sens d’une plus grande cohérence. On citera, de l’auteur, le Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution (PUF) et d’autres ouvrages moins délibérément encyclopédiques comme Darwin n’est pas celui qu’on croit (Le Cavalier bleu), L’Effet Darwin. Sélection naturelle et naissance de la civilisation (Seuil), Darwinisme et marxisme (Arkhê), Marx et le problème de l’idéologie (L’Harmattan) ou Sexe, Race et Culture (Textuel). Ces ouvrages offrent un accès plus aisé aux idées essentielles défendues par Patrick Tort. Le présent article voudrait encourager leur lecture en donnant un aperçu critique de Qu’est-ce que le matérialisme ?

« Ce livre n’est pas un livre de philosophie »

Patrick Tort nous avertit dès le début, le matérialisme n’est pas une « option de la philosophie », il est « la condition de possibilité et l’outil de la connaissance objective ». Il pose « la matière comme première » ; étranger à tout finalisme ou créationnisme, il considère « la vie comme possibilité réalisée de la matière » ; il est un monisme qui unifie tout ce qui est intellectuellement accessible à l’homme. Le titre du livre s’accompagne du sous-titre « Introduction à l’analyse des complexes discursifs ». Qu’est-ce que recouvre cette formule quelque peu énigmatique ?

L’analyse des complexes discursifs, c’est notamment l’étude et la compréhension historique des luttes idéologico-politiques, des conflits doctrinaux à travers lesquels le matérialisme scientifique a construit sa route pour libérer la pensée de l’asservissement à « la métaphysique et à la théologie ». Comment cette émancipation s’est-elle accomplie en des temps où « une croyance instituée dictait sa loi théologico-politique aux efforts de la connaissance en leur imposant a priori la limite de l’Inconnaissable ? »

Comment, d’autre part, face à cet affranchissement toujours inachevé, une métaphysique résiduelle impose-t-elle encore aux artisans de la connaissance objective, sans qu’ils s’en doutent, des cadres, des frontières, des démarches et des représentations ? Il s’agit de s’approprier une compréhension matérialiste des choses à travers les polémiques passées et présentes, l’histoire des sciences, l’éclairage de leur progrès pour évacuer cette métaphysique résiduelle dans un processus d’autoconstruction, si l’on peut dire, de sa propre pensée matérialiste, moniste et pragmatique.

 

Le matérialisme est aussi un sport de combat 

Il se conquiert et se construit. L’analyse de l’histoire de ce combat est nécessaire pour comprendre ce qui constitue aujourd’hui l’acte de connaître, élaborer une « histoire naturelle » de la conscience, de la morale, de la liberté, résoudre les contradictions entre matérialisme et morale, ou entre déterminisme et conduites autonomes, penser l’articulation évolutive entre « nature » et « civilisation », et un lien cohérent et critique entre sciences de la nature et sciences de la société, pour se défaire soi-même des idéologies et habitudes de penser fondées sur le dualisme ambiant. 

Ces énoncés programmatiques sont autant de conséquences d’une continuité naturaliste qui implique l’existence chez l’animal d’ébauches de qualités dont l’homme s’est longtemps considéré comme le détenteur exclusif. Ils heurtent les oppositions rigides telles que Inné/Acquis, Déterminisme/Contingence, Nécessité/Liberté, Nature/Culture, entretenues par le discours philosophique. « L’évolution humaine doit dès lors être pensée dans des termes théoriques qui conjuguent deux familles de concepts : les concepts issus de la théorie générale de l’évolution des êtres vivants et les concepts issus de l’analyse historique des sociétés humaines. Ce nouvel univers théorique reste, aujourd’hui encore, à inventer. »

 

La fin de l’idéologie  et de la philosophie ?

Cette analyse ou théorie de la science n’est pas « une philosophie des sciences » mais bien l’œuvre des scientifiques eux-mêmes. Elle est partie intégrante du développement de la science. Pour Tort, la philosophie n’a pas de valeur cognitive, elle se rapproche d’une idéologie même si elle reste un domaine de réflexion qui peut être utile à la connaissance en tant que domaine de questionnement, de prospective auquel tel ou tel scientifique peut emprunter pour développer son travail tant que le matérialisme scientifique n’a pas abouti à développer une compréhension globale de l’évolution et de l’histoire. La philosophie peut faire œuvre utile du fait de l’inachèvement de la dynamique matérialiste de la science, mais par là même elle révèle les stigmates de sa fusion ancienne avec la métaphysique.

Tort reprend Marx. Il s’appuie sur les développements de L’idéologie allemande pour démontrer que l’idéologie n’est pas seulement le reflet des préjugés et des illusions des classes dominantes mais bel et bien un instrument de ces dernières, aujourd’hui « applications de véritables technologies de l’influence à l’ensemble de la société », un outil pour la domination des consciences. Dans la période contemporaine, elle s’attache de plus en plus aux commentaires des sciences, en particulier des sciences biologiques : « la grammaire de l’idéologie, c’est la paraphrase opportuniste de la science. »

L’idéologie est l’élaboration d’une perspective illusoire qui permet une emprise sociale. C’est une pratique de l’apparence, elle dissimule les forces historico-politiques, leurs racines, leurs objectifs pour faire la contrebande de vieilles rengaines rhabillées du dernier vernis de la science emprunté pour l’occasion. L’idéologie n’innove jamais : elle est l’éternel retour, sous des masques différents. On retrouve cette démarche dans une pratique erronée du marxisme. Par définition, la science innove puisqu’elle avance en remettant en cause ce qu’elle a elle-même produit antérieurement : « la science invente, progresse et se transforme. L’idéologie récupère, recycle et se remanie. » 

 

L’imposture du darwinisme social

Cette dénonciation du rôle de l’idéologie se concentre sur l’imposture de la sociobiologie, qui transporte dans l’explication du social des déterminismes biologiques qui ne s’y exercent plus que sous une forme profondément transformée. L’idéologie mime la science, détourne par exemple l’apport de Darwin pour se donner une apparence scientifique. Tort combat cette  imposture pour restaurer « la logique qui structure l’anthropologie du savant anglais et le raccordement naturel de celle-ci à sa biologie évolutive, fondant la possibilité même d’un matérialisme cohérent entre les sciences biologiques et les sciences humaines ». Contrairement à ce que prétendent les partisans de la sociobiologie, Darwin n’a jamais était malthusien dans sa théorie anthropologique.

Ce qui a donné naissance au darwinisme social qui prétend que la sélection naturelle doit se poursuivre dans l’histoire des sciences humaines pour y prolonger les progrès de l’évolution, c’est le fond de l’idéologie du libéralisme, qui préconise la concurrence économique au sein du capitalisme au nom d’une prétendue « loi naturelle ». « Le propre de l’idéologie libérale est de s’exclure elle-même de l’idéologie, terme qu’elle a réussi à associer presque exclusivement au danger révolutionnaire et aux calculs d’une subversion malveillante. Ce système a inventé la "fin des idéologies" comme la consécration éternisante de son triomphe, qui est, en pratique, de dissimuler sa propre énormité idéologique sous le vieux thème de la nature humaine. »

 

« L’effet réversif » ou « la seconde révolution darwinienne »

A cet avilissement du darwinisme, Tort oppose une description cohérente et matérialiste de l’émergence de l’espèce humaine à travers le mécanisme de la sélection naturelle. Dans la lutte pour l’existence les moins aptes sont éliminés, ce qui aboutit, lorsque certaines conditions sont réunies, à la transformation des espèces par sélection prolongée des variations avantageuses, et à l’apparition de nouvelles espèces. Ce qui est transmis à la descendance, dans le cas des animaux supérieurs, ce sont non seulement les variations biologiques avantageuses mais également les instincts sociaux, le sentiment de sympathie et l’altruisme, qui servent eux-mêmes d’amplificateurs au développement des capacités rationnelles et des sentiments moraux.

Ce qui se passe avec l’Homme, c’est précisément que le développement des instincts sociaux, de la sympathie et de l’altruisme vient contredire l’élimination des plus faibles et s’y oppose. La protection des faibles, l’assistance envers les déshérités, la sympathie à l’égard de l’étranger qui nous apparaît comme semblable malgré les différences dans la culture et dans l’apparence extérieure, ainsi que toutes les institutions sociales chargées de les encourager, Darwin appelle cela la civilisation. Tort en rappelle brièvement le contenu : « par la voie des instincts sociaux (et de leurs conséquences sur le développement des capacités rationnelles et morales), la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle. C’est la formule simplifiée et courante de ce que j’ai nommé l’effet réversif.  »  

Avec l’Homme apparaît en effet un être vivant, héritier d’ancêtres simiens, doté d’instincts sociaux plus forts, capable plus qu’eux de sympathie et de raison, qui vont l’amener progressivement, au sein de ce qu’on appelle la civilisation, à se tourner positivement vers les autres, à voir en eux des semblables, à  leur venir en aide, à coopérer avec eux. La théorie de l’évolution n’est pas une conception figée, les mécanismes mêmes de l’évolution évoluent eux aussi.

 

Le rejet de tout dualisme

Il n’y a pas de transcendance de la morale, celle-ci n’est qu’une illusion qui vient de l’intériorisation des exigences de la société, divisée en classes, et elle n’est qu’un aspect de ces acquis adaptatifs dont le darwinisme a parlé auparavant. La sympathie, l’instinct social associé à la raison, des motifs affectifs parmi lesquels l’attention à l’approbation d’autrui, l’habitude et l’éducation suffisent selon lui à ramener la conscience morale à l’immanence de ses causes naturelles et historiques, c’est-à-dire qui s’explique par elle-même et sa propre histoire dans le monde concret et réel des rapports qu’entretiennent entre eux les Hommes.

C’est un rejet de tout dualisme, de toute opposition figée entre l’inné et l’acquis, entre nature et culture. De même qu’il existe une continuité entre nature et culture, et que « l’Homme historique n’a pas pour autant cessé d’être un organisme, l’évolution englobe ou inclut l’histoire. » Et l’histoire en retour transforme l’évolution.

Ces idées ont été formulées par Darwin dans La filiation de l’Homme, ouvrage publié en 1871, onze ans après L’Origine des espèces. Abordant la question du passage au stade présent de la « civilisation », Darwin écrit à propos de l’Homme : « une fois ce point atteint, il n’y a plus qu’une barrière artificielle pour empêcher ses sympathies de s’étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d’apparence extérieure ou d’habitudes, l’expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables. »

Sans être communiste, sans envisager explicitement la destruction des frontières nationales, Darwin inclut de fait dans sa vision l’hypothèse d’une disparition du cadre national. Dans son esprit, la civilisation n’est pas un état de fait, elle est un mouvement constant et douloureux (« le temps est long avant… »), un processus continu de dépassement, qui, une fois atteinte l’unification de l’humanité, doit se poursuivre par le développement du sentiment de sympathie envers tous les êtres sensibles, c’est-à-dire au-delà de la seule espèce humaine.

 

Un matérialisme révolutionnaire 

Le 19 décembre 1860, Marx écrivait à Engels à propos de L’Origine des espèces, qu’il venait de lire : « c’est dans ce livre que ce trouve le fondement historico-naturel de notre conception ». Il avait vu dans le « matérialisme naturaliste » de Darwin le complément indispensable de son « matérialisme historique ». Qu’ensuite, sous l’influence des conflits qui les opposaient à certains « darwinistes » (notamment Carl Vogt en 1860) et en réaction au courant malthusien qui sévissait en Angleterre, Marx et Engels aient pris leurs distances par rapport à un Darwin qui n’avait pas encore écrit sur l’Homme, ne saurait leur faire endosser la moindre paternité intellectuelle dans l’imposture de Lyssenko au cours des années 1930 et dans les comportements d’intellectuels se revendiquant du marxisme qui se pliaient à la férule de Staline.

Le revirement de Marx, en 1862, pointant chez Darwin « la malthusienne lutte pour la vie » a pu servir de justification aux difficultés d’intellectuels du mouvement stalinien à comprendre l’écologie, fille de Darwin. Mais les quelques lignes écrites par Marx ou Engels qui relèvent de ce que Tort appelle leur « ambivalence » ne sauraient être rendues responsables des errements intellectuels engendrés par le stalinisme, qui a transformé le marxisme en... une idéologie mystificatrice. 

Marx et Engels ne se sont pas trompés en reconnaissant dans la théorie de l’évolution du monde vivant le complément indispensable du matérialisme historique, ce complément dont Patrick Tort a explicité le contenu et souligné l’importance : « Marx reconnaît dans le matérialisme naturaliste de Darwin la base nécessaire de son propre matérialisme historique, réalisant, à travers cette articulation ordonnée du devenir naturel et du devenir historique, l’unité du matérialisme comme exigence d’une science des processus immanents débarrassés de tout dualisme, de tout idéalisme et de toute transcendance institutrice de "sens" et de nouveauté ». Cette unité du matérialisme se construit à travers le développement social, les progrès des sciences et des techniques, l’activité productive et les échanges, la lutte de classe. Cette unité révolutionnaire du matérialisme tire sa sève et sa force de l’évolution de la société, de l’histoire, et les « complexes discursifs » ne sont pas autonomes mais bien impliqués dans des intérêts concrets et matériels aussi bien que dans l’action.

Tort cite trois grands noms qui ont engagé ce processus scientifique : Darwin, Marx et Freud, constructeurs du matérialisme dans les trois champs fondamentaux de l’évolution, de l’histoire et du sujet. Il faudrait ajouter Einstein, le quatrième mousquetaire... La poursuite du progrès de ce matérialisme scientifique est liée aux évolutions globales de la « civilisation », au développement des capacités humaines de coopération dans la manière dont les hommes produisent et échangent ce dont ils ont besoin pour vivre jusqu’à la fin  de la division de l’Humanité en classes…

 

Yvan Lemaitre