Publié le Mercredi 20 décembre 2017 à 09h57.

Recommandés en ce centenaire…

… Parmi bien d’autres ouvrages publiés à cette occasion, évidemment impossibles à tous chroniquer, et dont certains sont de véritables « classiques » qui, curieusement, n’avaient jamais été traduits en français – outre le livre de Rabinowitch sur lequel revient l’article précédent, c’est le cas du Pétrograd rouge. La Révolution dans les usines (1917-1918) de Stephen A. Smith, enfin disponible grâce aux éditions Les Nuits rouges.

 

Dix jours qui ébranlèrent le monde

Commençons par ce livre de John Reed, qu’en 1920 Lénine avait « recommandé du fond du cœur aux travailleurs de tous les pays », « car il décrit de manière véridique et extraordinairement vivante des événements d’une importance considérable pour l’intelligence de ce qu’est la révolution prolétarienne, de ce qu’est la dictature du prolétariat ».

Il est vrai que ce journaliste américain engagé du côté des insurgés du monde entier a remarquablement décrit ce que furent ces journées d’octobre 1917, qu’il a vécues à Pétrograd. Les raisons de la révolution d’abord, avec la guerre et son cortège de morts, la faim, l’impréparation du régime. Reed met en évidence la division irréconciliable entre les riches qui festoient à l’arrière et l’horreur de la boucherie de 14-18, les aspirations des masses qui s’aperçoivent que seuls les bolcheviks parlent vrai en exigeant la paix, le pain et la terre pour les paysans, alors que le gouvernement provisoire les réprime.

Il dépeint l’ébullition, ce que peut être un peuple qui se soulève, propose une série de scènes vécues, prises sur le vif, en nous entraînant dans le tourbillon révolutionnaire : « quel admirable spectacle que les 40 000 ouvriers de Poutilov allant écouter des orateurs social-démocrates, socialistes révolutionnaires, anarchistes et autres, également attentifs à tous et indifférents à la longueur des discours ! » La soif de culture et d’information semble inépuisable : «  nous nous rendîmes sur le front de la 12e armée (...) des hommes hâves, pieds nus, dépérissaient dans la boue éternelle des tranchées ; à notre approche, ils se dressèrent, les faces contractées, leur peau bleuie par le froid paraissant à travers les déchirures des vêtements, et nous demandèrent avidement "avez-vous apporté quelque chose à lire ?" »

Souvent édité, cet ouvrage vient d’être republié en poche au Mercure de France, collection Temps retrouvé (560 pages, 11 euros).

Retourné aux Etats-Unis pour écrire son livre, John Reed a pris une part active à la création du parti communiste de ce pays, avant de revenir en Russie soviétique en 1919. Il a participé en juillet 1920 au 2e congrès de l’Internationale communiste et a été élu membre de son comité exécutif. Mort du typhus en octobre 1920, à l’âge 33 ans, il est enterré sur la place Rouge à Moscou. R.V.

 

Les femmes dans la révolution russe

Ce livre de Jean-Jacques Marie (Seuil, 21 euros) comble un vide. Car l’histoire de la révolution russe, de même que celle de nombreux événements historiques, aborde très peu le rôle des femmes. Or elles sont souvent en première ligne, car ce sont elles qui subissent toutes les exploitations et oppressions, sociales en tant qu’ouvrière sous-payées et maltraitées, de genre à travers notamment le mépris culturel des hommes.

En Russie, pendant la guerre impérialiste, ce sont elles qui piétinent des heures durant dans le froid pour essayer de nourrir leur famille. Ce sont tout naturellement elles qui n’en peuvent plus et se révoltent pour obtenir du pain et le retour de leurs maris partis au front. C’est une manifestation d’ouvrières du textile, à l’occasion de la journée internationale de lutte des femmes, qui sonne le début de la révolution de février.

Il était temps de donner toute leur place à ces femmes qui ont lutté et largement contribué à faire tomber le régime tsariste. On côtoie dans cet ouvrage de grandes figures féministes des premiers combats contre le tsarisme, poseuses de bombes ou éducatrices de la paysannerie, et les militantes bolcheviques qui furent le fer de lance des avancées législatives de la Russie soviétique, comme la légalisation de l’avortement et le divorce, libérant ainsi du carcan de l’Etat et de l’Eglise les femmes comme les hommes engagés dans la révolution prolétarienne. R.V.

 

La révolution dans la culture et le mode de vie

Entre 1917 et 1927, année où l’on peut considérer que la contre-révolution bureaucratique est accomplie, la Russie est le théâtre d’un formidable bouleversement social et culturel. Pour les dirigeants bolcheviques, les questions du mode de vie et de la culture ne doivent pas être renvoyées à un futur incertain mais sont d’une importance immédiate. Sous une forme très synthétique, le livre de Nicolas Fornet (Les bons caractères, 2016, 8,20 euros) passe en revue l’immense œuvre de transformation entreprise malgré la guerre civile et l’agression étrangère.

Education et pédagogie, émancipation des femmes, des nationalités opprimées et des Juifs, droits des homosexuels, rapports avec les religions, théâtre, cinéma, musique, peinture, architecture, etc. : tout cela est saisi par le vent de transformation impulsé par le nouveau pouvoir, mais aussi par ceux et celles qui sont directement concernés. La lutte contre l’analphabétisme et pour l’éducation est une priorité : il s’agit de donner à chacun, dans les plus brefs délais, la capacité de s’inscrire dans les transformations en cours. Dans la population se répand une soif de savoir et de culture, tandis que beaucoup d’acteurs culturels se rallient à la révolution et acceptent des postes officiels, à l’instar des peintres Chagall et Malevitch.

L’auteur n’escamote pas les difficultés auxquelles cette œuvre transformatrice s’est heurtée. Le manque dramatique de moyens pèse lourdement, mais aussi les conflits entre institutions nouvelles décentralisées et administrations vite bureaucratisées. Les mesures législatives ne signifient pas toujours la fin des préjugés et des comportements discriminatoires, tant vis-à-vis des femmes que des homosexuels. Les conflits au sein du monde culturel sont exacerbés (et par certains aspects ont une résonance encore actuels) : de quel art la révolution a-t-elle-besoin ? Certains des partisans du nouveau régime veulent envoyer au rancart la culture classique et promouvoir une « culture prolétarienne », ce qui suscite le scepticisme de Lénine et de Trotsky. Les avant-gardistes, tenants des formes nouvelles parfois les plus échevelées en peinture, musique et théâtre, ont pleine liberté mais sont souvent incompris des secteurs populaires, tandis que s’y opposent les tenants du Proletkult.

On peut juger que l’auteur passe un peu vite sur certaines évolutions, comme la fin progressive mais assez rapide de la liberté de la presse. Par ailleurs, les tracasseries ou les difficultés matérielles amèneront certains créateurs à quitter la Russie. Mais au total ce livre, facilement accessible, rend compte d’une époque de bouillonnement et de progrès immenses, où comme l’a écrit le musicien Chostakovitch, « on chargeait un piano sur un camion et on allait donner des concerts dans les fabriques et les usines, les unités militaires ». H.W.

 

Que faire de 1917 ?

Dès l’introduction de son essai, sous-titré Une contre-histoire de la révolution russe (Autrement, 17 euros), Olivier Besancenot énonce son objectif : « tordre le coup aux deux vérités récurrentes consacrées à 1917 : la révolution d’octobre n’est pas un coup d’Etat mais bien une révolution ; la révolution ne fut pas coupable, mais victime de la contre-révolution bureaucratique qui allait la terrasser dans les années 1920 ». L’objectif est rempli et l’ouvrage utile.

Les manifestations et grèves de masse de février sont décrites de façon vivante. Il en est de même pour le mouvement multiforme (comités d’usine, soviets, etc.) d’auto-organisation qui a suivi et qui se renforce et radicalise face l’incapacité du gouvernement provisoire de satisfaire les revendications populaires. Le parti bolchevique, devenu un parti de masse, apporte à ce mouvement une coordination et une orientation : « sans le parti bolchevique, les soviets ne se seraient pas emparé du pouvoir ». Olivier Besancenot rappelle aussi que le parti de 1917 n’est en rien le bloc monolithique décrit après coup par l’historiographie stalinienne.

Quasi immédiatement, le nouveau pouvoir va être confronté à l’intervention étrangère et à la contre-révolution interne. La révolution russe « était d’emblée condamnée à un choix tragique : abdiquer ou défendre chèrement sa peau ». Les destructions de la guerre civile  ont été terribles et, avec les mesures exceptionnelles prises pour vaincre les armées blanches, ont créé un terreau favorable au développement de la bureaucratie. En fait, la contre-révolution avait « deux têtes » : l’une était bien visible (les Blancs et les impérialistes), l’autre se profilait (la bureaucratie). Et c’est cette dernière qui l’a emporté. C’est évidemment un aspect essentiel du bilan à tirer d’Octobre. L’auteur avance quelques pistes afin de se prémunir du péril mais, bien sûr, la réflexion reste ouverte.

A propos de la bureaucratie, Olivier Besancenot reprend les thèses de l’historien Marc Ferro sur un double mouvement de bureaucratisation : « par le haut » du côté des dirigeants et « par le bas » du fait de la désignation au sein des soviets et des comités d’usine de responsables qui tendent à se perpétuer dans leurs fonctions. Ernest Mandel, dans « De la bureaucratie »1, insistait pour sa part sur la nécessité de « distinguer nettement deux groupes de phénomènes et se garder d’assimiler abusivement les deux : les tendances potentielles à un début de bureaucratisation, germes absolument inhérents au développement d’un mouvement ouvrier, à partir d’une certaine extension numérique et d’une certaine ampleur de pouvoir (…) ; le développement plein et entier des tendances bureaucratiques aboutissant à la dégénérescence totale que l’on trouve dans les différents partis réformistes et staliniens et dans l’Eat soviétique. Si on ne fait pas la distinction essentielle entre ces deux phénomènes (…) on place le mouvement ouvrier devant une impasse et non une contradiction dialectique. On ne peut plus alors que conclure à l’impossibilité de l’auto-émancipation du prolétariat. ». Plus simplement,  pour Mandel la bureaucratisation de la Russie soviétique vient fondamentalement d’en haut, elle a des causes non seulement politiques mais aussi matérielles, elle renvoie au contexte d’isolement de la révolution. Des questions à approfondir… H.W.

 

Mémoires d’un révolutionnaire

Signalons enfin que l’imposant recueil de textes de Victor Serge, publié en 2001 dans la collection Bouquins de Robert Laffont, est toujours disponible (Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques 1908-1947, 1050 pages, 30,75 euros) et qu’il peut donc être avisé d’en faire l’acquisition maintenant.

D’abord militant anarchiste, emprisonné en France durant plusieurs années, Serge a adhéré au parti communiste (bolchevique) de Russie peu après son arrivée dans le pays, en 1919. Collaborateur de l’Internationale communiste, il a rejoint l’opposition de gauche dirigée par Trotsky, duquel il s’est éloigné à la fin des années 1930, sans toutefois abandonner ses convictions communistes antibureaucratiques. Déporté par le régime stalinien, Serge s’était trouvé miraculeusement libéré et expulsé d’URSS juste avant les premiers procès de Moscou, comme résultat d’une campagne internationale à laquelle avaient pris part de nombreux intellectuels, parmi eux d’importants « compagnons de route » du stalinisme.

L’auteur a donc été un acteur de premier plan des événements, dont il en rend compte (ces écrits politiques sont en majeure partie consacrés à la révolution russe), en outre, avec tout son talent de grand écrivain. On n’est évidemment pas obligé de partager toutes ses analyses et positions, mais il est impossible de ne pas y trouver des fulgurances, toujours actuelles et utiles. J.-Ph.D.o

 

Par Régine Vinon, Henri Wilno, Jean-Philippe Divès