Publié le Jeudi 24 novembre 2016 à 09h09.

Roman : Le Talon de fer

De Jack London, Libertalia, 2016, 16 euros. 

Ce chef-d’œuvre de la littérature d’anticipation sociale vient d’être réédité dans une nouvelle traduction. 

Lorsque pendant l’été 1906, Jack London commence à écrire le Talon de fer, il est déjà célèbre par ses ouvrages sur le Grand Nord (le Fils du loup, l’Appel de la forêt, les Enfants du froid…), mais il n’a pas publié de fictions à contenu directement politique. Il a adhéré au Parti socialiste en 1896 et utilise sa notoriété au service du parti en donnant de nombreuses conférences, dont certaines feront l’objet d’une édition en brochures (notamment Révolution, dont des parties entières seront reprises dans le Talon de fer).

Le Talon de fer marque donc une rupture avec ses œuvres antérieures, rupture accentuée par le contenu du roman qui produisit un véritable choc, surtout dans l’entourage socialiste de London. En effet, ce livre est le témoignage écrit retrouvé en 2368 de Avis, compagne du révolutionnaire Ernest Everhard. Il raconte les événements qui, de 1912 à 1932, ont vu l’oligarchie capitaliste réprimer le mouvement ouvrier, jusqu’à l’écrasement de la Commune de Chicago, avec la complicité des dirigeants des grands syndicats, et l’instauration d’un régime qui préfigure le fascisme.

Malgré la publication du livre dans plusieurs pays, notamment en URSS, Trotski n’en prit connaissance que par l’exemplaire envoyé en 1937 par Joan, la fille aînée de London. La réponse en remerciement de Trotski vaut d’être largement citée : « Il n’est pas difficile d’imaginer l’incrédulité condescendante avec laquelle la pensée socialiste officielle d’alors accueillit les prévisions terribles de Jack London. Si l’on se donne la peine d’examiner les critiques du Talon de fer qui furent alors publiées dans les journaux allemands Neue Zeit et Vorwaerts, dans les journaux autrichiens Kampf et Arbeiter Zeitung, il ne sera pas difficile de se convaincre que le "romantique" de trente ans voyait incomparablement plus loin que tous les leaders sociaux-démocrates réunis de cette époque. Dans ce domaine, d’ailleurs, Jack London ne soutient pas seulement la comparaison avec les réformistes et les centristes. On peut affirmer avec certitude qu’en 1907, il n’était pas un marxiste révolutionnaire, sans excepter Lénine et Rosa Luxemburg, qui se représentât avec une telle plénitude la perspective funeste de l’union entre le capital financier et l’aristocratie ouvrière. Cela suffit à définir la valeur spécifique du roman. (…)

« Jack London a prévu le régime fasciste »

Enfin, rien n’est plus frappant dans l’œuvre de Jack London que sa prévision vraiment prophétique des méthodes que le Talon de fer emploiera pour maintenir sa domination sur l’humanité écrasée. London s’affirme magnifiquement libre des illusions réformistes et pacifistes. Dans son tableau de l’avenir, il ne laisse absolument rien subsister de la démocratie et du progrès pacifique. Au-dessus de la masse des déshérités s’élèvent les castes de l’aristocratie ouvrière, de l’armée prétorienne, de l’appareil policier omniprésent et, couronnant l’édifice, de l’oligarchie financière. Quand on lit ces lignes, on n’en croit pas ses yeux : c’est un tableau du fascisme, de son économie, de sa technique gouvernementale et de la psychologie politique. (…)

Un fait est indiscutable : dès 1907, Jack London a prévu et décrit le régime fasciste comme le résultat inéluctable de la défaite de la révolution prolétarienne. Quelles que soient les "fautes" de détail du roman – et il y en a – nous ne pouvons pas ne pas nous incliner devant l’intuition puissante de l’artiste révolutionnaire. »

C’est dire que le Talon de fer figure dans la liste des chefs-d’œuvre de la littérature d’anticipation sociale. En cette année du centenaire de la mort de Jack London, de nouvelles éditions de ses œuvres sont à paraître, en particulier cette nouvelle traduction où l’on retrouve, aux côtés d’autres, le texte de Trotski.

Lucien Sanchez