Éditions la Fabrique, 154 pages, 14 euros.
«Depuis sa fondation, Sciences Po est la matrice d’une domination diffuse. Ministres, hauts fonctionnaires, cadres des partis politiques sont diplômés de l’école dont l’influence s’étend aux médias, aux grandes entreprises, aux cabinets de conseil qui ont aujourd’hui la faveur de ses étudiants. On cultive sur ses bancs l’entre-soi des classes supérieures et la connivence idéologique, on y professe une gestion des affaires publiques qui éloigne le peuple des délibérations et décisions majeures. » Comme le titre de l’ouvrage, la quatrième de couverture de Sciences Po, l’école de la domination, récemment publié aux éditions la Fabrique, annonce la couleur. Dans la lignée des travaux de la sociologie critique de la domination, Mathieu Dejean, journaliste à Mediapart, entreprend une étude fouillée et sans détour de l’histoire de Sciences Po, une école fondée à la fin du 19e siècle (1871-1872), dans la foulée de la défaite de Sedan et de la Commune de Paris, dans le but affirmé de créer une élite dirigeante capable de présider aux destinées de la France, une classe dirigeante au sens strict du terme.
Restaurer et consolider le bloc bourgeois
On apprend ainsi dans ce court essai que le fondateur de Sciences Po, Émile Boutmy, un publiciste peu connu mais bien installé et inséré dans de puissants réseaux de notabilités, s’était fixé comme principal objectif de rééduquer les jeunes élites bourgeoises afin d’éviter de nouveaux épisodes comme Sedan ou la Commune de Paris. Lors de la fondation de « l’École libre de sciences politiques », qui deviendra plus tard Sciences Po, il affirmait ainsi, après avoir évoqué la Commune : « Nos discordes civiles ont suggéré d’autres réflexions. La médiocrité des connaissances et des vues dans notre bourgeoisie nous ont paru l’une des causes principales qui expliquent son discrédit et sa faiblesse auprès des classes inférieures, et nous avons déploré qu’elle n’eût pas autre chose que des lieux communs conservateurs à opposer aux lieux communs révolutionnaires de la foule ». Tout un programme donc…
Le livre de Mathieu Dejean, loin d’être un pamphlet, est en réalité appuyé sur un important travail de recherche et de documentation, qui permet de comprendre non seulement les origines et les objectifs initiaux de Sciences Po, mais aussi de suivre ses évolutions — et ses continuités — de la fin du 19e siècle à nos jours. Des deux guerres mondiales, à #MeToo en passant par Mai 68, l’histoire de cette « école de la domination » nous est contée, qui ne fait pas l’impasse sur les contradictions de l’établissement, à l’image de la politique d’« ouverture sociale » mise en œuvre dans la période récente, qui n’a aucunement changé les dynamiques globales de reproduction sociale et de consolidation du « bloc bourgeois ». Mais Sciences Po, en favorisant une homogénéisation sociale et idéologique du personnel politique en dépit des évolutions de la société, participe également de l’affaiblissement dudit bloc, qui se reproduit à l’identique et fait de plus en plus, à l’image de la classe bourgeoise, sécession du reste de la société.
Un ouvrage à lire avec attention donc, pour toutes celles et tous ceux qui s’interrogent sur les formes et les conditions de la domination idéologique de la bourgeoisie, pour mieux la combattre.