Entretien. L’Anticapitaliste a rencontré Inès Léraud, journaliste indépendante, connue pour ses enquêtes sur l’industrie agroalimentaire bretonne. Elle est notamment l’autrice de la bande dessinée « Algues vertes, l’enquête interdite »1.
Chéritel, groupe agroindustriel breton, dont tu avais dénoncé les méthodes, t’avait assignée en justice pour diffamation. Il a retiré sa plainte2 contre Bastamag et toi, la veille de l’audience prévue. C’est une victoire ?
Je suis partagée. Le fait que Chéritel retire sa plainte est bien la preuve qu’il ne pensait pas pouvoir gagner face à la solidité de mon travail. Cela me débarrasse d’une procédure qui aurait pu être encore longue et je peux enfin retourner à mon travail d’enquête ! Mais en même temps cela me met en colère car j’ai perdu 18 mois à préparer ma défense judiciaire, pour rien ! Mais Chéritel est coutumier du fait, et c’est à mes yeux une manière de faire passer le message : n’enquêtez pas sur moi, sinon... Par le passé, il a déjà attaqué le journal le Télégramme qui avait révélé ses irrégularités dans l’emploi de travailleurs étrangers. À l’époque, il avait gagné, alors que la justice l’a depuis condamné pour ces faits ! Il attaque maintenant la CFDT pour des raisons similaires. Une manière pour lui d’imposer le silence autour de ses activités.
Ce n’est pas le premier procès qu’on t’intente...
C’est vrai, j’ai déjà été poursuivie par Christian Buson, personnage influent dans l’agroalimentaire breton, surtout connu pour propager des thèses sur les marées vertes favorables au secteur agroalimentaire. Buson a lui aussi fini par renoncer à sa plainte quatre jours avant le procès ! Là encore, c’est de l’usure, de l’argent et du temps perdu. Pendant ce temps-là, je ne peux enquêter, je ne peux faire mon travail… En plus, il n’y a aucun moyen d’être dédommagé, en dehors d’une autre procédure assez longue que nous devrions engager...
Qu’est-ce qui te rend aussi insupportable aux yeux de ces gens-là ?
Jusqu’à l’été 2018, alors qu’était diffusé Journal Breton, ma série documentaire dans « Les Pieds sur terre » sur France Culture3, mon travail produisait peu de remous. Des agro-industriels bretons ont commencé à s’inquiéter et à exercer des pressions dès lors qu’ils ont senti que se tissait autour de moi un réseau de citoyenEs soutenant mes enquêtes. De fait, je commençais à disposer d’informations très locales, précises et inédites. Des gens qui n’avaient jamais parlé à personne commençaient à se confier. Ce qui posait problème aux agro-industriels ne semblait pas tant que mes enquêtes dénoncent leurs activités, mais bien plutôt que j’aie accès à des témoignages permettant de révéler leur façon d’obtenir le silence, d’entretenir l’acceptation, par les populations et les communes, de leurs pratiques et de leur système. Rencontrer des actrices et des acteurs locaux me faisant confiance était comme un coin enfoncé dans l’omerta ambiante, une fissure dans la chape empêchant de parler, avec à la clé une vraie prise de conscience. Ce travail de libération de la parole et de prise de conscience a notamment donné lieu au film Bretagne, une terre sacrifiée, inspiré de mon Journal breton, qui est passé récemment sur France 5 et a eu beaucoup d’écho régionalement4.
Au bout de trois ans de travail, quelle cohérence ressort de tes enquêtes ?
En fait, c’est toujours la même enquête ! C’est comme de la recherche. Il s’agit toujours de comprendre comment fonctionne le système agro-industriel breton, dans ses dimensions économique, politique, sociologique, écologique, comment on en est arrivé là, pourquoi et comment ça tient ! Comprendre comment s’est mis en place ce système, cette nouvelle façon d’aliéner les hommes et les bêtes : un univers concentrationnaire pour les animaux, un paysage, un territoire, entièrement remodelé, des travailleurs et des agriculteurs réduits à une nouvelle forme de servage.
Et le déni, le silence...
C’est compliqué, mais passionnant. Je suis joueuse, j’aime interroger des gens qui sont dérangés par mes questions, obtenir de leur part des réactions étranges, et sentir que ça se fissure... Et c’est énorme, ce qui se passe, au bout de deux ans d’enquête ! Alors il y a ceux qui découvrent qu’ils sont dans le déni, ceux qui commencent à parler, des conseillers municipaux qui livrent des infos, des scientifiques qui se rebellent... C’est une confrontation, il s’agit de mettre échec et mat un discours de pure « communication » et de faire émerger un discours vrai.
Tu dis que la Bretagne est au cœur de la mondialisation...
Oui. C’est une des premières régions agroalimentaires d’Europe, le premier réseau européen de ports dédiés à cette industrie, une des régions qui reçoit le plus de subventions de la PAC. On peut comprendre que l’État français veuille défendre ce système, stratégique, indispensable à la « santé économique » du pays : par exemple nos exportations agroalimentaires en Arabie saoudite rapportent plus que les ventes d’armes ! Mais cette activité repose sur un énorme silence : le désastre sanitaire, social, environnemental, lié notamment à la chimie employée dans l’agriculture productiviste. Par exemple les victimes de Triskalia (première coopérative agroalimentaire bretonne), gravement contaminées par des insecticides interdits, n’ont jamais été reçues par un président du Conseil régional de Bretagne depuis plus de 10 ans, alors que les dirigeants de Triskalia le côtoient fréquemment. Il faut regarder en face les revers de cette industrie, pour décider démocratiquement de continuer ou non, et aussi pour indemniser dignement les victimes de ce choix économique, comme on indemnise les victimes de guerre.
Un mot de ta façon de travailler... l’immersion totale.
Tout ça se construit peu à peu au fil de mes enquêtes. J’ai d’abord une formation scientifique, puis j’ai bifurqué vers des études artistiques, le cinéma. Je me suis laissée guider par ce qui me passionnait, à la frontière entre documentaire et journalisme, ainsi que par des rencontres. Celle de Henri Pézerat, « l’homme de l’amiante »5, a été déterminante pour moi. Je crois nécessaire la transversalité entre les disciplines, pour appréhender un objet d’enquête. S’appuyer sur des sociologues, des inspecteurEs du travail, des scientifiques, des associations, et aussi les ouvrierEs, qui disposent de l’expertise première ! Un jour, en Bretagne, face aux angles morts dans ma démarche, aux refus de me parler, je me suis dit : « Il faut que j’aille vivre là-bas, sinon je n’y arriverai jamais ! » C’est ça qui m’a permis de comprendre pourquoi, en Bretagne, les agriculteurs conventionnels, et plus généralement les habitantEs ne sont pas libres de dire ce qu’ils pensent au sujet de cette économie hégémonique, et même tout simplement parfois pas libres de développer une pensée critique. Car les industries agroalimentaires et la grande distribution maîtrisent la communication à leur sujet en possédant leurs propres médias, et en finançant les médias régionaux via la publicité.
Alors, maintenant, tu es bretonne ?
Je me sens bretonne, oui. Mon métier et mon identité se sont affirmés là-bas, articulés avec la société bretonne. Alors maintenant j’ai envie de travailler en Bretagne, de poursuivre mes recherches. J’ai pu travailler dans une relation de confiance, avec des gens qui n’avaient jamais parlé, des paysans, des ouvriers, à qui je fais toujours relire mes articles ou réécouter mes émissions avant diffusion, et qui deviennent d’une certaine façon auteurs à égalité avec moi.
Propos recueillis par Vincent (NPA Rennes)
- 1. Bande dessinée chroniquée dans l’Anticapitaliste n°523 (21 mai 2020).
- 2. Voir l’Anticapitaliste n°522 (14 mai 2020).
- 3. Journal Breton, saisons 1 et 2 : série en 22 épisodes diffusée sur France Culture.
- 4. Bretagne, une terre sacrifiée, diffusé dans « le Monde en face » sur France 5.
- 5. Inès Léraud et Guillaume Baldy, « Henri Pézerat : l’homme de l’amiante », deux épisodes diffusés sur France Culture.