Publié le Mercredi 3 mai 2023 à 12h27.

« L’écologie sociale, conçue comme une synthèse entre le communisme, l’anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire, avec une forte consistance écologique, résume bien ce que nous voulons réaliser »

Entretien. L’Offensive est une confédération lilloise qui regroupe des coopératives, des collectifs et des groupes locaux. Elle est conçue à la fois comme un outil de lutte et comme l’embryon d’une société nouvelle, démocratique, respectueuse de l’environnement, égalitaire, féministe et multiculturelle. Dans le contexte de mobilisation actuelle, nous avons interrogé Kevin et Anne.

Pourriez-vous vous présenter et nous raconter comment vous êtes arrivéEs à l’Offensive ?

Kevin : Je suis Kevin, je milite depuis l’adolescence dans des groupes libertaires. Assez rapidement quand je suis devenu étudiant puis salarié, je me suis syndiqué à la CNT, un une organisation anarcho-syndicaliste. Mon parcours professionnel a fait que j’ai participé à la création d’une société coopérative de développement de logiciels ; c’était le moment où la CNT avait l’objectif de créer ce type d’expériences. Avec quelques collègues, on a créé cette société qui, même par rapport à d’autres coopératives, a un fonctionnement très autogestionnaire, très axé sur la démocratie ouvrière. On a fait le choix de la créer d’une manière indépendante du syndicat. La CNT étant en perte de vitesse, je me suis engagé dans le mouvement coopératif et, au moment du covid, à Lille, j’ai rejoint une initiative qui avait été lancée au niveau européen : « les brigades de solidarité populaires » dont le but était de faire des actions de solidarité concrètes (distribution de nourriture, confection des masques…) en direction des victimes économiques du covid qu’on appelait les travailleurEs de première ligne à l’époque. On a donc lancé ça à Lille et cela a brassé vraiment beaucoup de monde et des milieux très divers qui ne s’entendaient pas à la base. Au moment du déconfinement, il y a eu le meurtre de George Floyd aux États-Unis, et finalement le seul truc organisé c’était ces brigades où ont convergé aussi des jeunes des classes populaires. Il était dommage de ne pas pérenniser l’expérience et donc nous avons eu des réunions pendant à peu près un an pour essayer de comprendre si on pouvait envisager la construction d’un projet politique renouvelé. Assez vite, on a établi des grandes lignes de ce qui aurait pu devenir l’Offensive ; on a contacté toutes les initiatives desquelles on se sentait proches et on a fini par lancer cette organisation.

Anne : J’ai rejoint l’Offensive depuis un an maintenant mais je suivais de près avec Kevin. Mon engagement date aussi de l’adolescence ; je me suis formée politiquement au moment du CPE quand j’étais étudiante à Rennes-2. Une fois arrivée à Lille, j’ai été militante au GDALE (groupe libertaire lillois affilié à la CGA, devenue l’UCL), puis à la CNT et quand j’ai commencé à travailler à l’Université, j’ai créé avec d’autres camarades la section de SUD éducation de l’Université de Lille. En ce moment, je suis dans un entre-deux professionnel qui fait que j’ai eu du temps pour construire ce projet.

Quel est le projet politique de l’Offensive ?

Anne : Il y a deux dimensions : l’une, organisationnelle et très importante, est un projet en soi et l’autre relève du « projet de société ». Sur le côté organisationnel, l’Offensive est une fédération de structures : des sociétés coopératives, des assos, des ZAD, des clubs de sport, des groupes locaux aussi. Notre objectif est de pouvoir créer, grâce à ces elles, l’embryon d’une société idéale qui fonctionnerait selon la démocratie directe – c’est-à-dire une personne égale une voix – et qui respecterait la charte de l'Offensive1 : l'écologie sociale, le féminisme, le multiculturalisme, l'antifascisme et l'attachement à la science. Nous nous inspirons notamment des théories de Murray Bookchin et de l’expérience du Rojava

Le rôle de la science et de la technologie est très présent dans la pensée de Bookchin…

Anne : Oui, ce que j’aime dans la pensée de Bookchin, c’est la dimension libératrice du temps de la technique pour que les personnes puissent militer, construire leur pensée, participer aux assemblées et administrer leur vie.

Kevin : En effet, au moment de la première contre-réforme des retraites en 2019, j’ai participé avec pas mal de développeurs et de travailleurEs du numérique au collectif « On est là tech » qui est toujours actif et dont le nom est un clin d’œil au mouvement des Gilets jaunes. Ce mouvement reprend très fortement l’idée que le problème n’est pas la technologie en soi – une critique qu’on peut retrouver dans certains courants écologistes, libertaires ou néo-luddistes – mais le contrôle politique qui en est fait. Il a rédigé un texte qui reprend ce rapport à la technologie et sa finalité2. De nombreuses personnes qui font partie du collectif ont participé à la création de l’Offensive. Iels n’étaient pas forcément caléEs sur les théories de Bookchin. On s’est très vite retrouvéEs avec des gens qui venaient de différents courants du marxisme, de l’antifascisme et de l’antiracisme ; d’autres étaient écologistes ou primo-militantEs et on s’est retrouvéEs dans l’idée que les idéologies des penseurs d’il y a cent ans devaient être modernisées et que la crise écologique nécessitait aussi une modernisation de notre discours, de notre pratique et du projet de société qu’on veut mettre en œuvre. Les théories de Bookchin et ce qui était appliqué au Rojava était le plus petit dénominateur entre nous et cet outil, l’écologie sociale, qui est conçue comme une synthèse entre le communisme, l’anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire, avec une forte consistance écologique, résumait assez bien ce que nous voulions réaliser. Nous avons alors commencé à lire ses textes et à nous renseigner en lisant aussi en anglais pour éviter les incompréhensions. Par exemple, dans l’article sorti dans la revue Ballast3, on voit bien l’incompréhension de Lordon et la confusion entre le concept de « localisme » et « communalisme ». Nous pour le coup on est opposéEs au localisme, on pense que c’est un problème global qui nécessite une solution globale sauf que la prise de décision est locale. On avait un petit a priori sur Bookchin là-dessus qui était faux au final car il le conçoit vraiment comme un système global très différent des îlots qui vivent en autarcie. Le raccrochage à Bookchin et au Rojava a donc été plus un choix de compromis qu’une volonté de sectarisme politique.

Anne : On est aussi attachéEs à un certain pragmatisme, c’est pour cette raison qu’on a créé une fédération et une charte assez large qui peut permettre à beaucoup de gens de s’y retrouver. Cette idée du pragmatisme est vraiment liée à l’urgence climatique et sociale ; on veut vraiment se détacher des querelles de chapelle et de toutes ces petites embrouilles qui pourraient miner notre projet pour se concentrer sur les urgences.

Certains courants révolutionnaires critiquent le caractère « utopiste » ou « spontanéiste » de l’anarcho-communisme. Ceux-ci sont en général davantage intéressés à la stratégie de prise de pouvoir et à la confrontation avec l’État ce qui semble toujours nécessaire dans un contexte de montée de l’autoritarisme et de forte répression des mouvements sociaux. Comment penser la construction d’une autre société et d’un gouvernement des exploitéEs et des oppriméEs sans penser stratégiquement la question du rapport à l’État ?

Kevin : L’Offensive se revendique de plein de courants en réalité, elle ne prend pas Bookchin comme une bible. Nous essayons finalement presque de mettre ça sur le côté car nous nous centrons sur la définition d’un projet politique pragmatique. Nous souhaitons ouvrir un horizon qui permette de déterminer un futur désirable et compréhensible en sortant de toute une série de théories qui ne nous semblent pas être vraiment au goût du jour. Si une mobilisation comme celle des Gilets jaunes réussit et qu’il y a une situation de possibilité de prise de pouvoir, qu’est-ce qu’on fait demain ? Nous souhaitons proposer un projet de société qui soit en même temps très différent du capitalisme et du fascisme mais très limpide et très simple et qui ne nécessite pas d’avoir un bac plus 5 en marxisme pour comprendre comment ça marche. C’est vraiment la démocratie directe qui fait assez écho au RIC des Gilets jaunes, le féminisme, la réorganisation totale de l’économie pour répondre à la crise écologique qui est l’un des enjeux de notre époque et puis le projet anti-raciste. Calquée sur le concept de Bookchin mais pas appliquée à la lettre, notre stratégie se fonde sur l’idée du « double pouvoir ». Si la question de l’État est importante elle n’est pas la priorité actuelle, et ce nest pas ce qui est fédérateur. Du coup la stratégie qu’on propose est de faire feu de tout bois : il y a tout un tas d’initiatives, comme diraient le Réseau salariat, le « déjà là », sur lequel on peut s’appuyer et qui est complètement invisibilisé. Ce sont les sociétés coopératives, les innombrables groupes militants, syndicats, partis qui ont pour beaucoup un fonctionnement démocratique voire autogestionnaire qui pourrait être généralisé ; ce sont les ZAD, les milliers d’assos, les clubs de sports… qui montrent qu’on peut s’organiser d’une manière non commerciale, horizontale, féministe, antiraciste. Ce qui est dommage est que tous ces éléments-là soient complètement atomisés. Ce qu’on propose est un nouveau discours qui rende visible le fait qu’il n’y a pas que le capitalisme ou le fascisme, qu’il y a une autre possibilité, qu’il y a toujours les germes de cette société communiste libertaire qu’il faut visibiliser et amplifier. Ensuite, c’est là où on rejoint beaucoup les travaux de Bookchin, ce « déjà là » isolé ne fait pas peur et c’est peu efficace. Il faut lui donner un nom, c’est pour ça qu’on a pris la forme d’une confédération, lui donner un programme politique assez large qui tolère en son sein plein de stratégies, des modes d’organisations différents mais qui en même temps est assez exigeant et strict avec un objectif partagé. Il faut faire en sorte d’obtenir des victoires politiques en ayant une emprise locale comme on commence à le faire avec le NPA et d’autres dans les mouvements sociaux. Finalement, se dire que ce qu’on est en train de construire c’est un anti-État ou un proto État prolétarien en devenir c’est pas très important, ce qui est important c’est qu’on travaille ensemble, qu’on ait des modes d’organisations définis, autogestionnaires et démocratiques, et qu’on puisse grossir.

Dans cette logique, on regroupe les îlots et puis une fois qu’ils sont assez forts on passe à l’étape d’après qui est celle de la prise du pouvoir ; ce qui est central pour nous est de se dire qu’il faut un renversement du mode de production capitaliste et qu’il ne pourra que passer par une prise de pouvoir ; après, il n’y a pas à choisir entre la création d’un bar autogéré, une ZAD, une société coopérative, une ville ou le travail pour la révolution. On peut tout faire en même temps. Finalement s’il y a une prise de pouvoir, ce sera beaucoup plus facile car cette pratique et cette expérience seront déjà là. On ne partira pas à zéro avec des livres qui auront 50 ans.

Anne : En fait les orgas qui sont sous la bannière de l’Offensive servent d’entraînement pour ce qu’on va faire après, elles permettent de construire des pratiques de démocratie directe. Quand on aura pris le pouvoir on saura déjà comment administrer l’économie et la vie collective.

Kevin : On aura aussi des règles car je ne crois pas au spontanéisme. La démocratie est forcément encadrée par des règles : ce n’est pas chacun fait ce qu’il veut. Quand nous avons créé la coopérative, on s’est inspiréEs des travaux et des statuts des coopératives précédentes et de la CNT. L’idée est d’avoir un processus itératif, cela signifie qu’il n’y a pas de solution miracle pour s’organiser, du coup, plutôt que d’avoir un dogme, on préfère avoir une praxis, tester des choses, voir ce qui marche et ce qui ne marche pas ; se remettre en cause et faire évoluer les pratiques.

Ce que vous expliquez sur l’Offensive me semble résonner avec Les Soulèvements de la Terre où on retrouve aussi cette idée d’agréger des acteurs et des modes d’action différents à l’intérieur d’un projet commun visant à défendre le vivant des menaces du capitalisme. Comment vous situez-vous par rapport à ça ?

Anne : J’ai l’impression qu’en ce moment les luttes écolo c’est quand même ce qui amène les gens à militer et à pouvoir envisager de construire une autre société. On aimerait bien se mettre tous et toutes autour de la table pour créer un mouvement des Soulèvements de la Terre ici à Lille. Comme eux, à l’Offensive, on respecte la diversité des tactiques : certaines organisations choisissent une autodéfense pacifique tandis que d’autres en choisissent une plus violente ; il n’y a pas une seule solution. Toutefois, on se rend compte, quand on lit Bookchin, que la révolution ne sera pas pacifique, ils ne nous laisseront pas faire, il faudra qu’on s’organise démocratiquement pour l’emploi de la violence si on veut prendre le pouvoir.

Kevin : Il y a une composante communaliste dans les Soulèvements de la terre qui constitue un point en commun avec nous. L’une des premières fois où on a présenté l’Offensive c’était à Nantes dans un événement organisé par l’Action Antifasciste. Il y avait deux groupes : les Soulèvements de la Terre et nous. Les discussions avec eux avaient été hyper intéressantes. On les suivait depuis le début et ils ont été une grosse source d’inspiration. Il y a une vision partagée entre les Soulèvements et nous sur le fait que l’urgence écologique, la crise sociale et la crise démocratique nécessitent une union plus large de ce qui est fait. Les Soulèvements, c’est le défensif : quand ils veulent construire une mégabassine ou une usine de ciment, ils œuvrent pour organiser un front large pour l’empêcher; c’est hyperimportant et ce n’est d’ailleurs pas très étonnant que l’État s’en prenne à eux car avoir un front aussi large d’organisations avec des traditions différentes qui s’unit pour empêcher l’État et les capitalistes de détruire la planète, cela fait peur et cela crée des perspectives que forcément le pouvoir ne veut pas voir émerger. Par contre, les Soulèvements assument que, pour avoir cette union très large, il faut mettre de côté la question du projet de société. Finalement l’Offensive, c’est la suite des Soulèvements. Il faut par tous les moyens défendre le vivant mais il faut aussi une organisation qui va permettre non seulement de défendre ce qui nous reste mais aussi de conquérir et d’avoir ce qu’on n’a jamais eu. Il y a une sorte de miroir entre les Soulèvements et nous. Eux, ils sont l’organe de défense du mouvement écologiste et social et nous ce qu’on aimerait être, même si on est encore embryonnaires par rapport aux Soulèvements, c’est le mouvement offensif de construction d’un projet de société avec un front tout aussi large. On ne se voit pas du tout en concurrence avec eux mais plutôt comme complémentaires et je ne veux pas parler à leur place mais j’ai l’impression que c’est partagé.

Nous sommes actuellement engagéEs sur le mouvement social contre la réforme des retraites. Quelles sont à votre avis les chances qu’il a de gagner ? Quel héritage nous laissera-t-il ?

Anne : Le mouvement contre la réforme des retraites nous a permis de mettre en place le projet qu’on veut mener avec les assemblées populaires ; juste avant que la mobilisation commence on avait voté une stratégie de mise en place d’assemblées thématiques pour commencer à construire une liste municipaliste libertaire. Je pense que l’après ne sera pas pareil, en tous cas à Lille car c’est à Lille qu’il y a le groupe local le plus vivant. Il y a une dynamique de prise de décision collective à travers la démocratie directe qui s’est mise en place, qui va continuer et qui va aboutir à des choses.

Kevin : Quelle que soit l’issue du mouvement, que la réforme des retraites soit retirée ou pas, c’est quand même une victoire car le mouvement a montré qu’il y avait trois millions et demi de personnes qui sont prêtes à braver une répression terrible contre ce gouvernement, contre la réforme des retraites. Quand on parle avec les gens dans les manifs on sent que la réforme ce n’est pas tout. Ce qu’on veut c’est la justice sociale, la justice écologique, une démocratie réelle. Quand on regarde la temporalité du mouvement, les moments les plus radicaux se situent après le 49.3. Cela fait longtemps que ça couve, on avait déjà eu le mouvement des Gilets jaunes mais là on a encore passé un cran car ce constat est partagé par une grosse partie de la population. Il y a une conscientisation générale que le système actuel ne peut pas perdurer ou alors on va dans le mur car si rien de démocratique ne peut être fait sur la réforme des retraites rien ne pourra être fait contre les multinationales qui détruisent la planète, pareil pour la question sociale ou pour les femmes, censées être la grande cause du quinquennat ! C’est désormais passé dans la conscience collective que ce système n’est pas démocratique et que la seule manière de régler les énormes cataclysmes, c’est un changement total de système. Cet état de fait il est là et il ne va pas s’arrêter ; si on ne gagne pas cette fois-ci, à un moment ou à un autre ça va exploser. Je suis un peu déçu que ce qu’on a réussi à faire à Lille, on n’a pas pu le construire au niveau national. Ce que nous avons fait est vraiment exemplaire et porteur de perspectives énormes y compris dans l’après mouvement : pouvoir créer une liste commune, avoir une unité d’action et une unité politique avec un projet assez large, avec des organisations qui vont de LFI au NPA en passant par les syndicats de la ville et plein de groupes écolo ; il y a quand même finalement un horizon commun qui est assez partagé et qui fait que même si on perd on gagnera sur d’autres plans. C’est dommage que ce mouvement d’auto-organisation à la base avec les assemblées populaires, les manifs et l’unité d’action n’ait pas vu le jour dans d’autres villes.

En effet, nous n’avons pas réussi à construire une force, une alternative politique qui, demain, pourrait remplacer ce régime autoritaire et anti-démocratique…

Kevin. Oui, en tous cas pas au niveau national mais peut-être ici à Lille. Il faut bien commencer quelque part !

Propos recueillis par Hélène Marra