Les prix de marché de l’électricité sont devenus aberrants. Après deux ans de négociations au niveau européen, une réforme a vu le jour mi-décembre. Anne Debregeas, syndicaliste de SUD Énergie revient pour l’Anticapitaliste sur les mécanismes qui ont conduit à la crise de l’énergie et la réforme.
Sur le réseau électrique, si la production n’est pas exactement égale à la consommation à chaque instant, cela provoque des coupures en cascade. Or la consommation est assez contrainte car l’électricité est un bien de première nécessité (on ne peut pas éteindre le frigo, le chauffage, on ne peut décaler dans le temps que quelques usages) et l’électricité est très difficilement stockable, sous forme d’eau dans les barrages ou de batteries.
Pourquoi le prix de marché dépend du prix du gaz
Pour obtenir à chaque instant cet équilibre entre production et consommation, lorsque les centrales de production sont détenues par des entreprises dont l’objectif est de faire du profit, le prix de marché doit être fixé de manière à inciter suffisamment de centrales à produire pour répondre à la demande.
Or pour être incitée à produire, il faut que le prix de marché soit supérieur au coût de production variable de la centrale, c’est-à-dire au coût supplémentaire nécessaire pour produire. Il s’agit principalement du coût du combustible, uranium pour le nucléaire, charbon ou gaz. Les centrales solaires ou éoliennes ont un coût variable nul : le fait de produire de l’électricité n’augmente pas leur coût. Les coûts de construction de la centrale ne font pas partie des coûts variables, car ils sont dépensés – ou échus – que la centrale produise ou non : il s’agit de coûts fixes. Il en est de même de certains coûts de maintenance qui ne dépendent pas de la quantité produite.
Ainsi, le prix de marché correspond au coût variable de la centrale la plus chère dont on a besoin pour répondre à toute la demande. Ce coût est appelé coût marginal. Dans l’exemple illustré par la figure 1 ci-dessous, si la demande à un instant donné est de 95 Gigawatts (GW), il est nécessaire de faire produire au maximum de leur capacité toutes les centrales renouvelables, nucléaires, à charbon ainsi que des centrales à gaz les moins coûteuses (les « cycles combinés gaz » (CCG), ayant un bon rendement). Mais il faut également avoir recours à une partie de la production des centrales à gaz ayant un moins bon rendement donc des coûts variables plus élevés, les turbines à combustion gaz (TAC) . C’est donc le coût variable des TAC qui va déterminer le prix de marché, soit 180 euros/MWh dans notre exemple. Car si le prix est fixé à moins de 180 euros/MWh, les TAC Gaz ne démarreront pas, ce qui entraînera un déséquilibre et donc des coupures massives.
En revanche, si à un autre instant, la demande n’est que de 80 GW, il n’est pas nécessaire de faire appel aux TAC Gaz, donc le prix sera fixé par les CCG (cycles combinés gaz), plus performants, dont le coût variable est de 120 euros/MWh.
Si la demande descend à 60 GW, la production renouvelable (solaire, éolien, hydraulique non stockable) suffit et le prix de marché est déterminé par le coût variable du nucléaire, soit 10 euros/MWh.
Et si la demande est à 30 GW, la production renouvelable suffit, le prix de marché est nul.
Des prix de marché européens
Le réseau étant interconnecté à l’échelle européenne, le prix de marché est européen : les centrales démarrent donc en fonction de leur coût variable partout en Europe, ce qui permet en théorie un fonctionnement optimisé, avec la garantie d’avoir le coût de production global le moins cher possible en démarrant les centrales les plus performantes en Europe.
La réalité est plus complexe : des saturations des lignes d’interconnexion peuvent amener certains pays à démarrer des centrales plus chères dans leur pays, faute de pouvoir importer. On a alors des écarts de prix de marché entre pays, comme on le voit dans la figure 2 ci-dessous : l’Espagne et le Portugal, faiblement interconnectés avec les autres pays, ont des grands écarts de prix (aux heures méridiennes, ils ne peuvent pas exporter toute leur énergie solaire). Mais les pays fortement interconnectés ont des prix proches.
Par ailleurs, il faut intégrer d’autres coûts comme des coûts de démarrage des centrales, qui peuvent conduire à des prix négatifs (car il peut être plus cher d’arrêter une centrale quelques heures que de la laisser produire).
Certaines productions se voient affecter un coût « fictif » pour les inciter à produire au meilleur moment. C’est le cas par exemple des barrages hydroélectriques, qui disposent d’une énergie gratuite (l’eau) mais en quantité limitée.
Enfin, en cas de production insuffisante, on associe un coût arbitraire de plusieurs milliers d’euros à la coupure (ou « défaillance »).
Mais globalement, le principe demeure : le prix de marché est déterminé par le coût variable de la centrale en fonctionnement la plus chère à chaque instant, à l’échelle européenne. Cette centrale étant généralement une centrale à gaz (ou à charbon à certaines périodes) peu performante, son coût variable, appelé coût marginal, est déterminé par le prix du gaz. C’est pourquoi, même si la part des centrales à gaz est faible, le prix de marché de l’électricité est très fortement dépendant du cours du gaz, spéculatif et très volatile.
Cette dépendance est renforcée par le fait que même lorsque la capacité renouvelable et nucléaire est suffisante pour répondre à la demande, il est souvent nécessaire de maintenir en fonctionnement une centrale à gaz car, étant flexible, elle permet de suivre l’évolution de la consommation, ce que ne peut pas faire rapidement le nucléaire ou les centrales éoliennes et solaires. Ainsi, le gestionnaire de réseau RTE estime que le prix de marché est déterminé par le gaz 75 % du temps.
Une théorie mise en défaut
Le prix de marché de l’électricité est déterminé par le coût marginal, c’est-à-dire le coût variable de la centrale la plus chère en fonctionnement à chaque instant en Europe, et non en fonction du coût moyen de production de l’électricité, intégrant l’ensemble des coûts fixes et variables des différentes centrales.
Intuitivement, cette non-réconciliation entre prix et coûts devrait poser des difficultés car, si le prix de marché est supérieur au coût de production, le consommateur paie trop, et s’il est plus faible, le producteur vend à perte. Cela est d’autant plus problématique que les coûts fixes représentent une part écrasante du coût total de production : 80 à 90 %, et même 100 % pour la production renouvelable. De plus, ces coûts fixes sont eux-mêmes constitués en grande partie de coûts d’investissement sur le très long terme. Il est donc essentiel, pour les investisseurs, d’avoir une visibilité sur leurs revenus et une garantie qu’ils couvriront bien leurs dépenses.
Comment donc a-t-on pu imaginer que ce prix de marché pouvait offrir les garanties nécessaires aux producteurs comme aux consommateurs ?
Une théorie dite de « convergence des coûts marginaux » a pour cela été invoquée par les promoteurs du marché : sous certaines hypothèses, le coût marginal (donc le prix de marché) serait égal, en moyenne sur une longue période, au coût moyen de production de chaque centrale. Et, par exemple, quand le prix de marché est fixé à 180 euros/ MWh par une centrale à gaz peu performante, l’écart entre ce prix et le coût variable de la centrale nucléaire (10 euros/MWh), appelé « rente infra-marginale », permettrait de financer les coûts fixes de la centrale nucléaire, notamment son coût de construction et de maintenance. Selon cette théorie, si le prix de marché devenait plus élevé que le coût complet – fixe et variable – d’une centrale, un investisseur en construirait. Et inversement, si ce prix de marché baissait en dessous du coût complet de la centrale, l’investisseur la revendrait en pièces détachées … Évidemment, les hypothèses sont sans rapport avec la réalité : on ne peut pas construire et détruire des centrales en temps réel pour s’adapter aux évolutions – très erratiques et imprévisibles – du prix de marché.
Cette théorie n’est jamais applicable, quelle que soit la part du renouvelable, du nucléaire, du gaz. Contrairement à certaines rumeurs, ses pères dont Marcel Boiteux, ancien dirigeant d’EDF, ne l’ont jamais utilisée pour fixer le prix de vente de l’électricité au coût marginal.
Finalement, la concurrence, avec des producteurs recherchant le profit, conduit à une impasse : le prix de marché doit correspondre au coût marginal pour déclencher le bon volume de production à chaque instant… Mais il n’est pas le bon prix d’échange entre producteurs et consommateurs puisqu’il est déconnecté du coût de production. Et de plus, il est particulièrement volatile et incontrôlable.
Prix de gros et prix de détail
Le prix de gros, auquel les fournisseurs achètent leur électricité aux producteurs, se répercute nécessairement dans les factures des consommateurs, éventuellement avec un lissage sur quelques mois ou années. C’est même exigé par l’Union européenne, conformément au dogme de la concurrence.
Ainsi, les directives européennes d’ouverture du secteur électrique à la concurrence ont imposé une disparition progressive des tarifs réglementés par l’État, assis sur le coût de production moyen de l’électricité en France et qui s’appliquaient jusqu’en 2000 à tous les usagers. Ces tarifs réglementés ont progressivement été remplacés par des « offres de marché » à un « prix librement négocié » auprès des fournisseurs, qui répercutent à leurs clients le prix de marché.
Les tarifs réglementés de vente qui subsistent encore pour les plus petits consommateurs (particuliers et très petites entreprises et communes) sont appelés à disparaître. Et ils ont été dénaturés : les tarifs réglementés doivent aujourd’hui garantir leur contestabilité, c’est-à-dire la possibilité pour des fournisseurs sans moyen de production de proposer des prix égaux ou plus bas. Il s’agit donc de les rendre suffisamment élevés pour permettre la concurrence ! Pour ce faire, ces tarifs réglementés reflètent aujourd’hui le mode d’approvisionnement des fournisseurs qui achètent leur électricité en partie au prix de marché et en partie à un prix régulé pour le nucléaire historique (ARENH). Les tarifs réglementés sont donc partiellement indexés, eux aussi, aux prix de marché !
Conséquence : des crises à répétition
Aucun marché n’est parvenu à résoudre cette quadrature du cercle : inciter les producteurs à produire à chaque instant à bon volume d’électricité tout en les rémunérant au juste prix, c’est-à-dire à un prix reflétant leur coût de production. Dans tous les pays ayant mis en concurrence leur électricité, les marchés sont incessamment corrigés, « régulés », patchés, sans jamais parvenir à une solution satisfaisante, c’est-à-dire à un prix juste et stable. Tout simplement parce que c’est impossible.
En France et en Europe, comme ailleurs, l’histoire du marché est jalonnée de crises, plus ou moins violentes, alternant difficultés financières des producteurs lorsque les prix sont inférieurs aux coûts de production et difficultés pour les consommateurs lorsque les prix de marché grimpent.
La dernière crise a été particulièrement violente en Europe. Beaucoup d’entreprises et de communes ont vu leur facture multipliée par 3, 4, voire 10, alimentant l’inflation et entraînant faillites, délocalisation de certaines industries, coupes dans l’investissement et les budgets des communes…
Cette envolée des factures d’électricité a été déclenchée par la flambée du cours du gaz, liée à la reprise post-covid à partir du printemps 2021 puis aggravée par la guerre en Ukraine. À cela s’est ajouté l’arrêt de nombreuses centrales nucléaires françaises en raison d’un défaut générique de corrosion sous contrainte, faisant craindre un risque de manque de production (le coût de la défaillance faisant flamber le prix de marché).
C’est bien le prix de marché qui a flambé, pas les coûts de production, même si ceux-ci ont augmenté temporairement. Si l’on était restés dans le cadre d’un service public régulé avec des tarifs de l’électricité basés sur les couts de production, Il n’y aurait donc pas eu de crise et cette augmentation des coûts aurait été amortie par une hausse temporaire des factures d’environ 10 %, sans aide d’État.
C’est bien le prix de marché qui a flambé, pas les coûts de production, même si ceux-ci ont augmenté temporairement. Si l’on était restés dans le cadre d’un service public régulé avec des tarifs de l’électricité basés sur les couts de production, Il n’y aurait donc pas eu de crise et cette augmentation des coûts aurait été amortie par une hausse temporaire des factures d’environ 10%, sans aide d’État
Au lieu de cela, l’État a dépensé 40 milliards d’euros en trois ans (à comparer aux 12 milliards par an invoqués pour justifier la réforme des retraites) tout en laissant les entreprises et communes payer malgré tout bien plus que le cout de production.
Perspectives
Après plus de deux ans de crise majeure provoquée par la mise en concurrence de ce bien essentiel, une réforme « en profondeur » du marché européen de l’électricité vient de sortir le 14 décembre 2023. Elle était censée éviter les récentes catastrophes et permettre de revenir à des prix se rapprochant des coûts de production. Il n’en est rien, malgré les effets d’annonce : comme l’Union européenne et les États refusent de remettre en cause le principe même de concurrence et de privatisation, consommateurs et producteurs resteront exposés au prix de marché.
Les nouvelles rustines censées réguler le marché resteront insuffisantes et souvent contre-productives, comme depuis vingt ans. Elles rendront le système électrique de plus en plus complexe, donc fragile, opaque et incontrôlable. Et plus injuste, avec des contrats permettant de réserver les productions les moins chères aux consommateurs européens qui auront le mieux négocié, aux dépens des autres1. La réforme acte également la disparition programmée des tarifs réglementés de vente, dernier rempart aux envolées spectaculaires de factures. Seuls subsisteront des mécanismes de crise, extrêmement limités.
Il est pourtant urgent de revenir à une gestion efficace du système électrique, avec des prix stables et équitables pour tous les usagers, permettant de garantir le financement au plus juste des investissements. La seule solution passe par un service public de l’électricité, sans fournisseurs en concurrence, reposant sur une propriété publique des moyens de production, un financement, une tarification et une gestion publiques.
La seule solution passe par un service public de l’électricité, sans fournisseurs en concurrence, reposant sur une propriété publique des moyens de production, un financement, une tarification et une gestion publiques
Cette solution ne présume en rien des choix énergétiques, elle ne remet pas en cause les organisations des échanges européens, elle est compatible avec un contrôle citoyen. Elle est simple à mettre en œuvre et décrite de manière détaillée2. Seule manque la volonté politique de gérer ce bien essentiel dans l’intérêt général et non au profit de quelques entreprises privées.
Anne Debregeas, ingénieure économiste sur l'électricité et porte-parole de SUD-Energie
- 1. Voir cette analyse critique de la réforme pour plus de détail : https://sudenergie.org/w…
- 2. https://institutlaboetie…