Publié le Jeudi 18 mai 2017 à 15h33.

La crise… mais quelle crise ?

De quoi parle-t-on quand on évoque la « crise » ? Une crise sociale et ses millions de chômeurs ? Une rupture ponctuelle dans la croissance du capital, ou une crise  systémique et durable ?

Car la notion de crise est depuis longtemps mise à toutes les sauces. La preuve : lorsque l’on nous annonça le basculement du monde dans la crise, en 2007-2008, nous, les gens ordinaires, fûmes bien surpris. Non que l’on s’imaginait, comme de bêtes traders, que la croissance capitaliste continuerait indéfiniment de pousser comme des arbres immortels vers le ciel. Mais la crise, ma foi, on avait l’impression d’être dedans depuis… quarante ans, c’est-à-dire, pour la moitié de la population, depuis toujours. En France, pays riche, sixième puissance économique du monde, le taux de chômage officiel n’est après tout jamais descendu en dessous de 8 % depuis les années disco.

Faisons donc un peu de tri. Reprenons par exemple le problème depuis le début, en nous rappelant comment le concept de crise capitaliste s’est construit dans la pensée libérale et dans la pensée marxiste, au fur et à mesure des évolutions du capitalisme lui-même.

 

Les libéraux : de la négation à la justification

Aux débuts de la pensée économique libérale, et de la révolution industrielle, la tendance dominante était à nier la possibilité même d’une crise générale de surproduction (au-delà d’un secteur particulier de l’économie). Jean-Baptiste Say, célèbre économiste de la première moitié du 19e siècle, affirmait ainsi que l’offre (la production) créait par elle-même une demande correspondante. Les capitalistes investissant et embauchant généraient par là-même des revenus assurant une demande satisfaisante, à l’échelle de tout le système.

Hélas ! Des crises « commerciales » brutales et régulières du système, qui voyaient toute l’économie se gripper, les marchandises ne pas trouver d’acheteurs et les entreprises faire faillite en chaîne, il y en eut tout au long du 19e siècle. Les libéraux se replièrent sur une prétention plus raisonnable : des crises générales sont possibles, oui, mais elles ne peuvent pas être durables. Et elles viennent largement de perturbations extérieures au mécanisme du marché ou de comportements déviants (notamment des financiers), ainsi que des interventions de l’Etat grippant le libre jeu du marché.  

Pour les libéraux (et c’est encore globalement vrai aujourd’hui), le capitalisme était un système stable et dans ce cadre, si crises il y a, ce sont des maladies et en même temps le remède à ces maladies. Le libéralisme, peu à peu, a donc moins nié la possibilité des crises que leur gravité et affirmé leur rôle de régulation nécessaire et très transitoire du système. Il les a pensées comme des purges douloureuses mais salutaires. En effet, comme le capitalisme alloue les ressources (le travail humain, les capitaux, machines et  matières premières) de façon décentralisée et privée, il ne peut y avoir de certitude que les produits demandés trouveront preneurs (en tout cas, preneurs solvables). La reconnaissance de la valeur d’une production par la demande sociale (solvable, encore une fois) n’a lieu qu’a posteriori. La crise de surproduction ponctuelle entraîne une purge : les marchandises ne trouvent pas preneur, les entreprises doivent baisser leurs prix, et au passage les moins compétitives sont éliminées. Les plus performantes subsistent et peuvent à nouveau aller de l’avant. Tout recommence, en mieux.

Il en va de même d’un prix crucial : le salaire. Pour les libéraux, en dehors de périodes temporaires de recherche d’emploi, il n’y a de chômage que volontaire (les chômeurs refusant d’accepter la rémunération fixée par l’offre et la demande de travail sur le marché) ou provoqué par la fixation d’un salaire minimum par l’Etat.  Mais la réalité du capitalisme a, dès l’origine, infirmé cette vision. Quand l’économie est en phase de prospérité, elle connaît un boom et peut tendre vers le plein emploi. Les salaires montent, et donc rognent plus sur les profits. La rentabilité du capital fléchissant (parce que l’exploitation du travail humain fléchit), les capitalistes désinvestissent et licencient. Comme le dit d’ailleurs Marx, se reconstitue alors une nouvelle « armée de réserve industrielle », une grande masse de chômeurs qui fait à son tour pression sur les salaires, les fait tendre à la baisse, et permet au taux de profit de remonter. Le capitalisme s’autorégule ainsi et peut continuer sa marche vers le progrès à travers ces courts épisodes désagréables que sont les crises cycliques.

 

Marx face aux crises

Or Marx ne niait pas cette fonction purgative et régulatrice des crises cycliques. A une « nuance » près : à la différence du cynisme repu des économistes libéraux, il y voyait un scandale et une preuve de l’irrationalité barbare du système, une illustration parmi d’autres du fait que ce système méritait d’être détruit, puisque les crises, avec leur cortège d’horreurs sociales, étaient non seulement possibles mais indispensables à la régulation du système et donc inévitables. Il y voyait aussi la manifestation de l’absurdité intrinsèque du capitalisme.

Car on concevait aisément que les crises reviennent incessamment sous « l’ancien régime » économique, avant la révolution industrielle. Dans des sociétés essentiellement agricoles, des catastrophes climatiques, grands gels, sécheresses, etc., pouvaient faire s’effondrer les récoltes ;  la flambée des prix des céréales d’un côté, l’effondrement des revenus agricoles de l’autre, se transmettaient à l’économie urbaine, via le pain cher et le chômage. La crise venait d’une sous-production. La crise c’était la disette, liée aux impuissances de l’homme face aux aléas naturels. La crise capitaliste aux temps de la révolution industrielle est à l’inverse une stupide crise de surproduction, résultat d’un système social de production historiquement déterminé, qui fait crever les pauvres sous les effets d’une surabondance de biens.

Cette idée est centrale dans l’analyse des crises par Marx, et s’il n’existe pas à proprement parler dans ses œuvres une théorie compacte, unifiée, de celles-ci, il établit un faisceau d’explications distinctes, mais qui convergent vers le constat de contradictions profondes et inévitables du système : la contradiction production/consommation ; l’anarchie capitaliste ; la tendance à la baisse du taux de profit.

Ces contradictions résident dans l’essence même du capitalisme, qui développe à la fois le caractère de plus en plus social de la production (qui réunit désormais des millions et millions d’humains dans une division du travail mondiale de plus en plus poussée) et le caractère privé de la propriété des moyens de production. Certes les crises, dans l’histoire du capitalisme, se suivent et ne se ressemblent pas tout à fait. Il y eut des crises commerciales mais aussi financières, elles-mêmes bancaires ou monétaires. Mais ces différences tiennent à l’enchaînement particulier de la crise, lui-même lié aux caractéristiques particulières que peut prendre le capitalisme à une étape donnée de son évolution. Or toutes ces crises sont en fait possibles à cause de la nature générale du capitalisme. Ce qui rend possibles et même inévitables les crises dans le capitalisme est une chose, leur déclenchement particulier (krach boursier, crise de la dette privée ou publique, cascade de faillites commerciales) en est une autre.

 

La contradiction production/consommation

Le capitalisme ne peut pas concilier harmonieusement production et consommation. Il repose sur le profit privé, qu’il tire de l’exploitation du travail des hommes. Et c’est ce qui d’emblée tend à limiter la consommation des travailleurs, et donc pose un problème de débouchés pour la production capitaliste.

Il y a cependant du « jeu » dans le système (qui ne meurt pas si facilement de ses contradictions !) : d’un côté, la consommation ne dépend pas que des classes populaires exploitées, mais aussi des marchés extérieurs et des classes riches elles-mêmes. Les marxistes insistent donc souvent moins sur la « sous-consommation » des classes populaires comme cause générale des crises, que sur la « suraccumulation du capital » comme origine des crises : trop de capitaux sont accumulés par rapport aux possibilités de profit, y compris, éventuellement, à cause du manque de débouchés et du défaut de profitabilité des capitaux. 

De l’autre côté, face au péril d’une surproduction, due à l’incapacité de la population à consommer autant qu’elle produit, le crédit est depuis longtemps une méthode éprouvée pour tenter de surmonter cette contradiction, en facilitant aussi bien la consommation des classes populaires que la consommation « productive » des capitalistes, leurs achats de machines, terrains, brevets, etc.

Mais le crédit ne résout pas le problème comme par miracle, il le reporte dans le temps. Tôt ou tard le ferment de la crise se manifeste, parfois de façon d’autant plus catastrophique que l’endettement fut massif et prolongé.

C’est alors que la crise se déclenche sous une forme financière : de nombreux débiteurs aux trop faibles revenus ou des entreprises ayant investi de façon hasardeuse font défaut de paiement, les organismes créanciers (souvent les banques) sont menacés de faillite ou sont si encombrés d’une montagne de créances irrécouvrables qu’ils ne prêtent plus, ou alors à des conditions draconiennes. Le crédit gelé, c’est aussi le gel de la consommation des particuliers et de l’investissement des entreprises, l’un et l’autre s’entraînant alors réciproquement dans la chute : baisse de la demande, licenciements, bas salaires, baisse de la demande, et ainsi de suite. Un autre ressort de la crise financière est la spéculation boursière : les entreprises capitalistes, pour se développer, ont besoin de centraliser d’énormes masses d’argent qui dépassent les ressources des individus ; elles le font en ouvrant leur capital et en émettant des actions ou en s’endettant auprès des banques ou du public (obligations). Actions, obligations et, également, emprunts d’Etat sont négociés en Bourse et sont des instruments de la spéculation.

La crise latente de surproduction peut donc d’abord prendre la forme d’une crise financière. Et puisque le lecteur peut s’énerver à attendre depuis deux pages que l’on parle un peu ici de notre crise à nous, celle ouverte en 2007, quelques données modernes peuvent éclairer ce mécanisme dégagé par Marx il y a si longtemps. D’abord, un chiffre troublant : les 1 % d’Américains les plus riches accaparaient en 2007 20 % des revenus, un niveau jamais vu depuis… 1928. Car dans les années 1920 aussi, la hausse du salaire réel ne suivait pas la hausse de la production et de la productivité.  Entre 1920 et 1929, la somme des profits, intérêts et rentes s’était gonflée de 45 %, quand la masse des salaires n’augmentait que de 13 %, et que des millions de petits agriculteurs surendettés tiraient le diable par la queue.

Un monde pas si loin du nôtre. Dans les années 1930 les entreprises capitalistes, et des millions de familles, étaient engluées dans des montagnes de dettes. Les années 2000 furent aussi des années folles de l’endettement des particuliers (et donc des créances pourries des banques), si bien que sept millions d’Américains firent faillite personnellement entre 2007 et 2010, une grande partie étant expulsés de leur maison. C’est par là que commença la crise actuelle, par les « subprimes ».

 

L’anarchie capitaliste

Le capitalisme entre aussi en crise parce qu’il est anarchique. Cela vaut aussi bien des phases ascendantes que descendantes des cycles capitalistes. Quand l’euphorie règne, tous les capitalistes investissent pour leur propre compte pour profiter des occasions de faire du profit, sans vouloir ou pouvoir vérifier (car ce serait absurde de vouloir le faire à titre individuel) si leurs investissements correspondent à une vraie demande effective (solvable bien sûr, la seule qui puisse les intéresser). De même qu’au niveau de la finance, de ce point de vue caricature de tout le système, les investisseurs placent leurs créances tant que les possibilités de gagner ainsi beaucoup d’argent subsistent et achètent des actions tant que les prix de celles-ci montent. « Tant que la musique joue il faut se lever et danser », rappelait l’ancien patron de la grande banque américaine Citigroup, Charles Prince, à la veille de sa destitution l’été 2008.

Quand le krach survient par une chute des actions ou une cascade de défauts de paiement des dettes, chacun se précipite au contraire pour sauver sa peau, vend ses actions et contribue ainsi à la panique boursière générale. Les créanciers n’hésitent pas à acculer leurs débiteurs à la faillite pour pouvoir récupérer de quoi rembourser leurs propres dettes, et ne font ainsi qu’alimenter une nouvelle vague de faillites. De même qu’au niveau de l’économie réelle, où l’on produit des biens et des services, chaque entreprise licencie pour sauver sa profitabilité et du coup contribue à déprimer la demande générale, y compris à ses propres dépens.

Ces paniques furent fréquentes dans l’histoire du capitalisme, même si l’on se souvient surtout des plus spectaculaires, en 1929 ou en 2008. C’est le côté irrationnel de ce système, fondé sur la propriété privée, la concurrence, et l’irresponsabilité de chaque capitaliste.

La tendance à la baisse du taux de profit

De plus, Marx pensait qu’au sein du système capitaliste il y avait une tendance, structurelle, à la baisse du taux moyen de profit. On peut interpréter cette tendance comme la manifestation d’une contradiction essentielle du capitalisme. Celui-ci ne progresse que par l’extraction de toujours plus de plus-value, issue du travail humain. Mais il tend, par les mécanismes de la concurrence, à réduire la part du travail humain dans la production (et à augmenter celle des machines), et par là-même la possibilité d’extraire de la plus-value. Le progrès technique est à la fois au cœur de la dynamique du capitalisme et en contradiction avec lui.

La tendance à la baisse du taux de profit entraîne une crise de suraccumulation. De plus en plus de capitaux sont investis, mais avec des possibilités restreintes de les valoriser, donc pas dans des conditions de profitabilité suffisantes. Il y a pléthore de capitaux. Une purge est nécessaire pour éliminer une partie de ces capitaux, il ne peut y avoir sinon de reprise. La crise permet ainsi un rebond de l’accumulation, par destruction de capitaux (destruction de stocks de marchandises, fermetures d’usines, restructurations, élimination d’une partie de la concurrence).

Il existe cependant des contre-tendances à cette « loi » de la baisse tendancielle du taux moyen de profit. Les capitalistes tentent de relever leur taux de profit, par exemple en augmentant le taux de plus-value,  par une exploitation accrue du travail humain (augmentation de la durée du travail, intensification, mais aussi localisation des industries dans des pays plus pauvres). Mais il peut y avoir aussi une tendance à la baisse du travail nécessaire à la reproduction de la force de travail, car le progrès technique lui-même, à la fois, fait baisser le taux de profit en diminuant la part du capital variable dans le capital total, mais le remonte lorsque, via les secteurs producteurs de biens de consommation, il fait baisser le coût de production de ceux-ci, et permet de limiter les salaires à payer aux travailleurs.

Il n’y a donc pas là de loi de déclin ou d’effondrement inéluctable du capitalisme, mais une tendance permanente à la crise de la profitabilité, donc à la crise tout court. De façon générale, Marx ne prophétisait pas une sorte de « crise économique finale » du capitalisme, un « effondrement » général, le socialisme surgissant alors des ruines fumantes du vieux monde failli. Il insistait plutôt à la fois sur un éternel retour des crises conjoncturelles, avec toutes les souffrances qui les accompagnent pour le prolétariat, et sur les tendances à long terme du capitalisme : d’un côté le progrès technique et une organisation de plus en plus universelle de la production, d’un autre côté toujours plus d’exploitation, de misère, et cette absurdité de la pauvreté des hommes dans l’abondance des richesses.

Petites crises et grandes crises

Mais la Grande Dépression des années 1930, par exemple, n’était pas une simple crise cyclique d’ajustement du système, criminelles dans leurs effets sociaux, nécessaires à la régulation du capitalisme. Il y a des temps longs dans l’histoire du capitalisme, des phases économiques ascendantes et descendantes, ou encore des « ondes longues », comme le défendait par exemple l’économiste marxiste Ernest Mandel, temps longs à l’intérieur desquels surviennent les crises cycliques. Et il y a des grandes « crises systémiques », au sens non seulement où elles entraînent tout le système économique dans la récession (c’est le sens usuel de « systémique » dans la presse économique patronale ou financière), mais aussi, pour les marxistes, parce qu’elles viennent des contradictions de tout un système et que pendant un long moment, elles ne trouvent aucune issue dans le cadre du système tel qu’il est.

On pense évidemment à ces longues et profondes crises du système qui commencèrent en 1929, au début des années 1970 (mais jusqu’à quand ?) lors de l’épuisement du boom d’après-guerre, ou encore, peut-être (c’est tout le débat justement !), ainsi qu’en 2007-2008. C’est la Grande Dépression de 1929 qui fut la plus grande et la plus catastrophique crise du capitalisme dans l’histoire. On a toujours un peu la tentation de comparer celle de notre époque au grand krach et à ses conséquences mondiales. C’est à la fois stimulant et inhibant pour la réflexion. Toujours est-il qu’après le long calvaire des années trente, tous les économistes durent quelque peu revoir leurs raisonnements : pourquoi une récession « cyclique » s’était-elle transformée en grande et longue dépression ?

 

La crise de 1929 : leçons des ténèbres

Par sa violence et sa durée la grande Dépression provoqua aussi, forcément, une crise dans la pensée économique libérale. Au début les gouvernements appliquèrent  leur vulgate, avec fanatisme : puisque le système est en lui-même stable et s’autorégule fort bien, il fallait laisser la crise faire son travail purgatif, pour permettre la reprise ultérieure. Tout en assurant l’équilibre budgétaire : leurs politiques de « déflation » (d’austérité dirions-nous aujourd’hui) aggravèrent encore la crise. Ils se comportèrent tous en Diafoirus, le médecin qui chez Molière tue les malades en prétendant les guérir par ses saignées. La raison de cette folie n’était pas purement idéologique. Pour intervenir autrement et massivement, les Etats capitalistes auraient eu besoin d’instruments adéquats, d’énormes budgets et de moyens de contrôle, qui supposaient de bousculer les divers intérêts établis de la bourgeoisie, et qui n’apparaîtront que plus tard, à l’issue justement de cette période tragique. 

Après une telle débâcle et le discrédit des recettes libérales orthodoxes, les économistes partisans du capitalisme durent cependant manger une partie de leur chapeau et réviser la doctrine. Certains en conclurent que la grande faute des gouvernements en 1929 avait été non de tenir l’équilibre budgétaire par l’austérité, mais de laisser faire les faillites bancaires et l’effondrement du système financier, la raréfaction de la monnaie et du crédit. Ce qui empêcha les entreprises capitalistes, écrasées de dettes, de se relancer. C’est devenu une idée centrale chez les gouvernements (et les dirigeants des banques centrales) aujourd’hui : faire l’austérité, rendre plus faciles les « régulations » libérales (la précarisation et la baisse des salaires), mais aussi faciliter le crédit et injecter des liquidités pour pas cher, afin d’aider les capitalistes à investir. Tout en évitant de basculer dans une guerre commerciale et monétaire internationale destructrice. Peut-être les gouvernements d’aujourd’hui peuvent-ils se vanter d’avoir, avec cette politique, mis un coup d’arrêt à la dégringolade de 2008-2009. Ils ont le sentiment de ne pas avoir reproduit les erreurs des années 1930. Quant à rendre possible une vraie reprise, c’est autre chose.

 Après 1929 il y eut aussi des « dissidents », comme Keynes et ses héritiers. Pour eux, l’économie capitaliste n’était pas automatiquement stable. Le libre jeu du marché pouvait conduire à une situation durable de « sous-emploi » où le chômage serait lié à une insuffisance de la demande qui n’avait aucune raison de se combler spontanément. On pouvait donc rester longtemps dans le « trou » de la dépression, faute de demande effective solvable. Voyant dans le prolongement de la crise de 1929 la conséquence d’une chute de la consommation des biens durables, Keynes préconisa de relancer la demande et non tant d’augmenter les salaires que de creuser le déficit budgétaire de l’Etat par des programmes d’investissements publics, sans craindre l’inflation. Inflation qui aurait pour vertu, d’ailleurs, de rogner discrètement les salaires et surtout les dettes… des capitalistes et des entreprises, condition indispensable à l’investissement et à la reprise. Il y avait quelque chose d’iconoclaste dans la théorie de Keynes : pour sortir de la crise, il ne fallait pas avoir peur de « l’euthanasie du rentier », dont les fortunes non ou mal investies seraient réduites à néant par l’impôt et l’inflation.

 

Face à la crise, un bien cruel dilemme…

Les recettes purement libérales furent discréditées par la catastrophe de 1929, mais le New Deal de Roosevelt, qui a très partiellement des points communs avec les préconisations de Keynes, ne réussit pas pour autant à sortir les Etats-Unis de la Grande Dépression. C’est la guerre mondiale, et en fait les immenses transformations économiques et sociales qui se firent à travers elle, qui assura cette « sortie de crise ». En fait, les libéraux et les keynésiens des années trente jusqu’à aujourd’hui, tous partisans du maintien de l’économie capitaliste et de marché, avaient (et ont encore) un problème en quelque sorte symétrique. Les uns en insistant sur la crise du profit et la nécessité d’une purge plus conséquente pour  redresser les profits et relancer l’offre, aggravent la crise des débouchés, quand les autres insistent sur la crise de la demande et le manque de débouchés, sans avoir de solution miracle pour relancer à la fois la demande et la profitabilité du capital.

Keynes lui-même avait vite saisi qu’il ne s’agissait pas en 1929 d’une crise comme les autres, et n’avait pas hésité à casser quelques tabous de l’économie bourgeoise « orthodoxe ». Mais s’il pensait à juste titre qu’il n’y aurait pas de retour automatique à « l’équilibre » (au plein emploi des capacités productives de la société, y compris les hommes), il ne croyait pas pour autant que le moteur du capitalisme lui-même était en cause. Il disait en  1930 : « Nous avons un problème de magnéto (d’alternateur) ». Ce que Paul Krugman, lui-même défenseur moderne du keynésianisme, commente ainsi dans son livre Pourquoi les crises reviennent toujours ? : « Dans le fond il faisait preuve de conservatisme, il était en train de dire que le problème de moteur n’était pas grave, qu’il n’était justiciable que d’une réparation technique. A une époque où de nombreux intellectuels à travers le monde étaient convaincus que le capitalisme, comme système, avait échoué, que seul le passage à une économie centralement planifiée pourrait sortir l’Occident de la grande dépression,  Keynes affirmait que le capitalisme n’était pas condamné, qu’une intervention très limitée – une intervention qui laisserait intactes la propriété privée et la prise de décision privée –, était tout ce qui manquait au bon fonctionnement du système. »

 

Dans quel genre de crise sommes-nous ?

Or précisément, la tragédie des années trente savait des racines bien plus profondes que ce que pouvait en accepter Keynes. Elle résultait sans doute de l’impossibilité durable de relancer à la fois la demande et le profit, et cela dans un cadre international peu « coopératif », lié à la guerre économique qu’est en soi le capitalisme, mais aussi au contexte international de cette époque, un entre-deux-guerres. Le capitalisme d’alors tombait durablement dans une « trappe », où relancer les profits comprimait la demande et relancer les salaires menaçait les profits, dans un cercle vicieux durable (et c’était en fait la conséquence de ce qu’était devenue la société capitaliste à cette époque). A moins de remettre en cause le cadre même du capitalisme.

Sommes-nous aujourd’hui dans une grande crise de ce type ? Toutes proportions gardées, c’est sans doute le cas. C’est en tout cas ce qu’envisagent les économistes marxistes que nous avons interviewé dans ce dossier. Michel Husson discute d’une « stagnation séculaire ». François Chesnais parle de « limites infranchissables pour le capitalisme ». D’autant plus qu’un élément nouveau s’invite à la « fête » : la crise écologique majeure dans laquelle le capitalisme est en train de plonger l’humanité, et qui est peut-être désormais non seulement dramatique pour notre espèce, mais aussi un point de blocage pour l’avancement du capitalisme lui-même. Et comment ne pas redouter l’éclatement d’une nouvelle crise financière, puisque le fonctionnement de la finance est resté au moins aussi dangereux qu’il y a dix ans, comme nous l’explique Patrick Saurin ?

Leurs analyses ne se cantonnent bien sûr pas à des généralités anhistoriques. A chaque époque le capitalisme fonctionne de façon particulière, il a ses structures, et les grandes crises sont les crises de ces structures. Pendant un temps, le système connaît une relative croissance de long terme (relativement vive dans les années 1960, beaucoup plus molle depuis le milieu des années 1970 dans les pays développés). Mais quand les ressorts de cette croissance sont cassés, ou « détendus », il peut s’ouvrir une longue phase pendant laquelle le capitalisme se cherche, de façon chaotique, un nouvel équilibre, de nouveaux ressorts.

Ainsi, pour Isaac Joshua (La Crise de 1929 et l’émergence américaine), la grande dépression des années trente, dans son épicentre américain, fut en grande partie la crise d’une société capitaliste où pour la première fois dans l’histoire le poids du salariat était devenu essentiel pour assurer une demande régulière aux entreprises capitalistes, mais où rien n’existait pour garantir un niveau minimal de cette consommation populaire, ni assurances sociales, ni conventions collectives, ni gains salariaux un minimum « accrochés » aux gains de productivité. Pour sa part, Michel Husson tendrait à penser que la crise des années 1970 fut essentiellement une crise du taux de profit, compromis par les hausse de salaires et le développement de l’Etat-providence, alors que la grande crise de 2007 (la « nôtre »)  serait d’abord celle d’une crise des « solutions » (néolibérales) à la crise des années 1970, une crise profonde de la demande. Proposition qui rencontre le scepticisme d’autres économistes marxistes. 

Sans songer à trancher dans ces débats, ce dossier n’a qu’une ambition : évoquer ces quelques pistes de réflexion, maintenant que nous avons déjà, malheureusement, un recul de dix années sur cette nouvelle grande crise du capitalisme.

Yann Cézard