Publié le Mardi 26 février 2013 à 22h08.

Nationaliser Florange ? Chiche ! Mais vraiment, et avec tous les emplois !

Par Robert Pelletier et Henri Wilno

« Cette déclaration [pour nationaliser] est tout simplement et purement scandaleuse (…) une nationalisation, c’est une expropriation (…) toute notre société est construite sur un principe essentiel, qui est celui du droit de propriété » 

(Laurence Parisot, Medef).

Dans le cadre de la division du travail au sein du gouvernement Ayrault, Montebourg est préposé à la vente d’illusions, au désamorçage des conflits et, en définitive, pour reprendre le vocabulaire du député PS de Moselle, Marcel Liebgot (dont les propos visaient Mittal), à l’« entubage » des salariés. Il ne demeure pas moins qu’avec la proposition de « nationalisation » de Florange, il a remis au goût du jour une perspective, discutable et discutée dans le cadre de la lutte des salariés du groupe Mittal, et aussi ébranlé un consensus idéologique qui jusqu’à présent avait survécu à la violence de la crise. D’où la montée au créneau de Laurence Parisot.

Il y a matière à dénoncer les limites des propositions Montebourg et les illusions qu’elles peuvent véhiculer. Mais au-delà, comment aborder le débat sur la nationalisation ?

La question essentielle : les emplois 

Dans une lutte comme celle de Florange, la question essentielle pour les travailleurs, les syndicalistes et les militants qui les soutiennent est celle du maintien des emplois. « Zéro licenciement », « aucune suppression d’emploi » (pour englober intérimaires et sous-traitants) sont les mots d’ordre de base autour desquels l’unité par et pour la mobilisation doit se réaliser dans l’entreprise et, le cas échéant, au niveau local avec les élus, les commerçants (« les salariés, ce sont nos clients »), etc.

Par rapport à cet objectif, selon les cas, l’accent est mis par les équipes militantes sur le partage du travail entre tous les salariés, le maintien des activités, la non-fermeture du site… Il s’agit de convaincre les salariés qu’ils sont dans leur droit : ils n’ont pas à faire les frais de décisions industrielles résultant de choix patronaux dans lesquels ils n’ont eu aucune part. D’autant que les cas emblématiques de fermeture ou de redimensionnement de grands établissements concernent généralement des groupes qui, dans leur ensemble, sont rentables.

De ce point de vue, les rapports d’expertise élaborés dans le cadre des procédures PSE (plans de « sauvegarde de l’emploi » selon la terminologie officielle, en fait de suppressions d’emplois) sont souvent une arme à double tranchant. Ils peuvent fournir des arguments aux syndicalistes pour critiquer les choix des employeurs entachés d’erreurs de stratégie mais le plus souvent guidés par le souci de privilégier les profits immédiats. Mais leurs conclusions peuvent aussi valider l’idée que ces choix ont eu des conséquences irréversibles (argument pour les patrons actuels et pour les « médiateurs ») et que, donc, il faut faire avec la situation créée. Parfois, ces rapports suggèrent des variantes plus ou moins adoucies du projet initial de la direction. 

A l’appui de leurs revendications, et pour maintenir le site, les syndicats sont parfois amenés à mettre en avant des « solutions industrielles » ou des propositions de reprise de l’entreprise. Tout cela est légitime, si cela permet de donner des perspectives à la lutte afin de « limiter la casse » finale en matière d’emplois.

Par rapport à l’objectif de maintien des emplois, la proposition Montebourg ne donnait pas de garantie. Une nationalisation temporaire avec repreneur (même si le repreneur est « sérieux ») est destinée vraisemblablement à déboucher sur une restructuration (du type de celles que la sidérurgie a connues, sous contrôle public, dans les années 1970-80) : au mieux, la filière serait sauvée mais pas les salariés. D’autant que Mittal, qui continuerait à contrôler l’aval, ne ferait pas de cadeau (quand bien même une nationalisation à la mode Hollande s’accompagnerait d’un dédommagement non négligeable : un milliard d’euros selon ce qu’avait avancé Ayrault1).

Comment faire avancer la revendication de nationalisation ?

Mais dans la situation d’Arcelor, la proposition, même confuse, de nationalisation à la sauce Montebourg ouvre le débat sur les moyens de la sauvegarde de l’emploi. Très schématiquement, trois positions sont possibles.

On peut d’abord mentionner une position de rejet fondée sur les transformations structurelles de l’économie capitaliste. On la trouve notamment exposée dans un texte signé de Claude Gabriel sur le site Europe solidaire sans frontières2. La mondialisation, la dépendance des unités de production les unes des autres, la situation économique du secteur, etc., l’amènent à un rejet total de la problématique de nationalisation de Mittal. Deux citations :

« L’idée de la nationalisation est plus sérieuse mais elle peut néanmoins se heurter, elle aussi, à la dure réalité de la mondialisation financière. S’il est bien d’avoir cette idée en tête sur le plan revendicatif, il faut aussi en connaître les obstacles possibles, cas par cas, et s’assurer que les conditions existent pour en faire un vrai slogan de masse efficace et crédible. Ce qui n’était pas le cas pour Florange. »

« La défense de l’emploi, la défense de l’outil industriel, la lutte contre l’arrogance et la violence patronale ne se suffit plus d’un horizon national. Cette vision des choses est maintenant largement obsolète dans bien des cas, que ce soit sur Total, Petroplus, ArcelorMitall ou PSA et autres. Le champ de bataille est donc bien définitivement européen. »

Il existe aussi parmi les syndicalistes ou les politiques une position d’abstention du type : « ce n’est pas notre problème, un patron public et un patron privé, ça se vaut ; on veut préserver les emplois ; il faut interdire les licenciements. » Cette position est confortée, notamment dans le cas de la sidérurgie, par l’histoire et la mémoire des salariés de la branche. Nationalisation a été synonyme de restructuration avant rétrocession au privé des activités redevenues rentables. 

Face au discours de Montebourg, nous serions plutôt en faveur d’une position du type : pour sauver les emplois, on ne peut faire aucune confiance à Mittal, il faut une vraie nationalisation/réquisition de l’entreprise. Dans ce cadre, il faut dénoncer le pacte fallacieux Hollande/Ayrault-Mittal et mettre en avant une nationalisation/réquisition3 de l’ensemble des sites Mittal, qui ait comme objectif de garantir l’emploi. Ceci doit aller de pair avec notre combat pour l’interdiction des licenciements et la réduction du temps de travail.

Cette troisième position liant emploi et remise en cause de la présence de Mittal permet à la fois de donner un cadre global aux mobilisations et de mettre en évidence les reculs des sociaux-libéraux. 

Les arguments des partisans des deux premières positions ont une racine commune, qui est de dire « s’il y a vraiment une nationalisation, les travailleurs ne tarderont pas à se rendre compte que ce n’était qu’illusion ». Certes, une nationalisation en système capitaliste n’offre pas de garantie et on a déjà évoqué le cas de la nationalisation suivie d’une restructuration : la suite dépendrait aussi du rapport de forces dans l’entreprise. Certes encore, un Arcelor nationalisé se trouverait confronté à tous les problèmes signalés par Claude Gabriel mais, là aussi, la suite dépendrait de la volonté du pouvoir politique et de la mobilisation sociale pour assurer des débouchés à sa production.

Il faudrait des incursions supplémentaires dans la propriété privée. Ce n’est pas simple et il n’y a pas de garantie. Mais cela donne une perspective. D’ailleurs, dans la pratique et face aux difficultés de la mobilisation, les plus méfiants face aux pièges d’une nationalisation peuvent évoluer vers un « repli » sur un accord tripartite (patronat-Etat-syndicats) entérinant la fermeture du site et des dispositions de départ avec des indemnités extra-légales, largement plus favorables aux salariés, mais sans sauvegarde de l’emploi. L’exemple de Continental agit ainsi de façon contradictoire, par exemple chez PSA : si le rapport de forces ne permet pas la sauvegarde de l’activité, il faut faire payer le maximum au patronat.

Montebourg assortissait sa proposition de la présence au conseil d’administration de l’entreprise de représentants syndicaux avec un « pouvoir de contrôle ». L’expérience des nationalisations effectuées par le gouvernement Mitterrand-Mauroy en 1981 a clairement montré que ce dispositif n’est une garantie suffisante ni en matière d’emploi, ni en matière de salaires ou de conditions de travail.

Mais au total, si un ministre nous dit qu’il faudrait nationaliser Mittal, nous n’avons aucune raison de ne pas dire : « Chiche, mais faites-le vraiment, totalement et sans suppression d’aucun poste ». Et il n’y a non plus aucune raison que Mittal engrange une indemnité d’un milliard d’euros alors qu’il a bénéficié d’aides publiques ! 

Il n’y a enfin aucune raison de ne pas reprendre le mot d’expropriation des actionnaires comme dans d’autres luttes pour l’emploi et la préservation de sites. Et, au-delà, de remettre sur le tapis la nationalisation des banques quand Moscovici s’acharne à faire de la future Banque publique d’investissement une banque comme une autre, en précisant que son rôle n’est pas de venir « sauver toutes les entreprises de France » tandis que mi-octobre, le futur président de la BPI, Jean-Pierre Jouyet, s’était permis de traiter le site d’Arcelor-Mittal à Florange de « canard boiteux ».

« Europe, Europe, Europe » ?

L’article de Claude Gabriel soulève un autre problème, au-delà du cas de Mittal. « Le champ de bataille est donc bien définitivement européen » écrit-il. Il a mille fois raison : des politiques économiques et industrielles non-capitalistes seraient moins difficiles à mettre en place au niveau européen et les replis nationaux (du type de celui qui présente la sortie de l’euro comme un préalable) sont une impasse. Mais que faire quand les batailles réelles ne se déroulent pas sur le champ européen mais dans les limites nationales ?

Le champ de bataille réel est aujourd’hui largement national : on le voit en Grèce, au Portugal et en Espagne. La journée du 14 novembre à l’appel de la CES en a été une illustration : elle n’a eu de réalité de vraie mobilisation que dans quelques pays. Il faut le déplorer mais c’est un fait. Et les syndicalistes combatifs, les antilibéraux radicaux et les anticapitalistes sont trop faibles et trop peu coordonnés au niveau européen pour peser en faveur de solutions radicales. Le mouvement altermondialiste n’est plus capable de manifestations comme celle de Gênes en 2001.

Claude Gabriel donc, parle, d’« un contrôle gouvernemental et syndical européen et permanent pour en suivre l’application [de l’accord conclu avec Mittal], voire imposer des améliorations. Une situation de dualité de pouvoir dans laquelle de fortes contraintes s’imposeraient aux droits du capital. » Mais ce n’est de toute façon pas d’actualité eu égard au rapport de forces dans l’ensemble européen. Il n’y aura de réorientation des politiques macro-économiques et sectorielles de l’Union européenne que s’il y a des mouvements sociaux d’ampleur considérable prenant pour cible les centres de décision économiques et politiques. Et les seuls qui pourraient se profiler semblent malheureusement pour l’heure enfermés dans des limites nationales. C’est un fait qui risque de peser encore quelques années. Reste donc aux syndicalistes et à la « vraie gauche » à se mettre en situation d’intervenir dans cette situation pour développer les mobilisations réelles et leur donner le caractère le plus offensif possible, tout en évitant illusions et dérives nationalistes.

Et pour revenir aux nationalisations/expropriations/socialisations, certaines sont possibles et nécessaires au niveau national : celle du système financier, par exemple, devrait figurer en tête de l’agenda de tout pouvoir réellement soucieux de donner une issue progressiste à la crise (le niveau européen serait plus pertinent mais est sans crédibilité dans la configuration de l’Europe réellement existante). Ce qui ne veut pas dire qu’elle serait facile à mener à bien et se passerait en douceur. D’autres sont plus difficiles, en particulier dans l’industrie en raison des évolutions du tissu productif liées à la mondialisation capitaliste4. Dans le cas d’Arcelor, il se trouve qu’un des principaux clients est justement l’automobile où, face aux liquidations d’emplois chez PSA ou à l’agressivité sociale de Renault (qui menace les syndicats de mesures dramatiques de fermeture de sites et de suppression d’emplois), la prise de contrôle par l’Etat et les salariés serait entièrement justifiée et permettrait aussi de jeter les bases d’une reconversion écologique de l’activité. 

Le mouvement ouvrier ne peut pas se priver de ce thème d’agitation. Les succès en matière de lutte pour la sauvegarde des emplois sont rares, et toujours provisoires. L’intervention de l’Etat et/ou des régions peut aider à trouver des solutions, là aussi partielles et provisoires, mais qui confortent les équipes militantes, non seulement dans la justesse de leur combat mais dans la possibilité de gagner. Au célèbre « l’Etat ne peut pas tout » de Jospin et à l’arrogance de Parisot, nous devons opposer des pistes de mobilisation, des espoirs de victoire. Et de toutes les manières, une sortie non régressive de la crise économique imposera des incursions importantes dans le champ de la propriété privée.

 

1. Il est à remarquer que pour appuyer les besoins de leur démonstration, Hollande et Ayrault ont sans doute multiplié la facture par deux. D’après Le Canard enchaîné du 12 décembre, des études sur le coût d’une nationalisation avec indemnisation de Mittal ont été conduites pour l’Etat par le Fonds stratégique d’investissement (FSI). L’estimation aurait été de 410 millions d’euros d’argent public, alors que Matignon et l’Elysée avaient évoqué le chiffre d’un milliard.

2. ArcelorMittal, Don Arnaud et les moulins de la mondialisation, http://www.europe-solida… 

3. On ne développera pas ici le problème de l’indemnisation : elle est bien sûr totalement injustifiée mais le Conseil constitutionnel, qui partage les vues de Mme Parisot sur la propriété, ne manquerait pas de s’en mêler comme en 1981-1982.

4. La question du contrôle nécessaire des salariés sur les entreprises nationalisées est naturellement fondamentale, mais ne sera pas non plus développée ici.