Publié le Lundi 16 avril 2018 à 21h04.

Une offensive générale contre les institutions protectrices des salariés

Les reculs que le gouvernement Macron tente d’imposer sont l’aboutissement brutal d’une longue succession d’attaques, stratégiquement opérées par le patronat pour obtenir la mise à bas du système de protection sociale issu des conquêtes du milieu du 20e siècle.

Caisse d’assurance universelle, encadrement des contrats par la loi et les conventions, justice prud’homale élue, représentation dans l’entreprise, protection de la santé et corps d’inspection : ce tour d’horizon permet de voir le caractère englobant de ces institutions salariales. On pourrait discuter à l’infini de leur caractère contradictoire d’acquis sociaux ou d’instrument de domestication du mouvement ouvrier. Toujours est-il que dans les conditions de leur mise en place en France, assises sur une forte légitimité et se soutenant mutuellement, elles ont constitué un sérieux frein aux velléités du capital d’y mener la contre-offensive libérale.

Accusant du retard sur les autres bourgeoisies, le patronat français, réorganisé en 1998 derrière le Medef, a déclaré la « refondation sociale » pour « sortir du pacte national de la Résistance ». L’attaque n’était pas destinée à rester verbale : externalisations, politiques de fait accompli dans les entreprises, offensives juridiques, propagande pro-flexibilité et frénésie de réformes, tous les moyens seraient bons dans la contre-offensive pour neutraliser, sous couvert de reformatage, ces institutions salariales.

Le patronat comptait à juste titre sur l’inertie, voire la coopération des organisations syndicales, et il a effectivement su les cantonner à négocier les reculs en échange de contreparties. Dans l’esprit des directions syndicales, il s’agissait surtout de garantir l’essentiel – les postes dans les gros établissements du privé et la fonction publique, condition du maintien des appareils syndicaux. Mais leur résistance  posait encore un frein considérable aux projets du patronat. Avec la position commune CGT/CFDT/Medef/CGPME de 2008 sur la « démocratie sociale », l’Etat bourgeois obtint enfin les moyens de sa politique. Ce pacte dont le caractère faustien fut révélé dès sa traduction sarkozyste dans la loi d’août 20081, et qui conditionne l’existence d’un syndicat à la mesure de son audience électorale ou autorise la négociation d’accords sans délégué syndical, jetait les bases d’une généralisation des accords dérogatoires.

Que ce soit un gouvernement socialiste (?!) qui se mette aux ordres du Medef pour déclencher l’offensive finale ne surprit même plus. La mise au pas de la justice prud’homale débuta et en 2016, ce gouvernement supprimait par ordonnance (déjà !) une élection au suffrage universel vieille de plus de 160 ans, en « contrepartie » d’une élection TPE bidon, insignifiante mesure électorale.2 Non seulement la bourgeoisie réussissait à substituer, sans heurts, à une justice gratuite et accessible une autre semblable à la justice civile, c’est-à-dire l’exact contraire, mais avec la suppression de l’élection prud’homales, dernière mesure non faussée de l’audience syndicale, la porte était grande ouverte à un favoritisme éhonté vis-à-vis des partenaires privilégiés, notamment la CFDT. Sans surprise celle-ci vit sa représentativité monter. Ainsi, contre la promesse de représentativité à quelques syndicats clients, le contrôle sur la mesure de cette dernière ainsi que sur les moyens de tous les syndicats, de la confédération à la branche, a été remis à un consortium composé de l’exécutif et des sommités des syndicats que le pouvoir lui-même avait déclarés représentatifs et majoritaires.

Les institutions protectrices de la santé des salariés furent aussi attaquées. L’inspection du travail, affaiblie par les restructurations de toute la fonction publique3 dans le cadre de l’austérité, déstructurée et mise sous tutelle par la réforme managériale de Sapin en 2014, est aujourd’hui-même menacée d’asphyxie totale, les suppressions de postes s’accompagnant du gel des recrutements.

Autre méfait de la loi Travail 1, celui d’avoir neutralisé la médecine du travail et rendu inaccessible la protection en cas d’inaptitude ; également d’avoir domestiqué le CHSCT : plus encore que les autres instances (dont le tour allait venir de toute façon), il fallait tordre le cou à cet importun doté de la personnalité morale, capable d’engager des expertise et d’ester en justice en défense des conditions de travail et de la sécurité des salariés. Les enjeux financiers pour le patronat étaient trop forts pour en rester là. Le CHSCT devait mourir.

Hiérarchie des normes : le coup de grâce

Avec les ordonnances de 2017, la fusion dans une instance unique, le « comité social et économique »,de l’ensemble des institutions représentatives du personnel, de simple possibilité ouverte deux ans plus tôt4 devient désormais la règle. Dans ce processus, la disparition du CHSCT est probablement ce en quoi les syndicats et les salarié-e-s ont le plus à perdre. La commission (rarement obligatoire) du CSE qui le remplacerait disposera d’un budget de fonctionnement en baisse, puisqu’elle devra prendre à sa charge, sur ce budget, 20 % des coûts de la plupart des expertises. Le rôle déterminant qu’ont pu jouer les CHSCT ces dernières années, dans la lutte contre les organisations de travail pathogènes et les réorganisations d’entreprise est donc particulièrement mis à mal.

L’affaiblissement de ces institutions n’était qu’un amuse-gueule. Dans la restructuration engagée, un autre des objectifs à long terme, et ce dans toute l’Europe, est la destruction de la hiérarchie des normes, afin de neutraliser les mécanismes égalisateurs et protecteurs de la loi et des conventions collectives, entraves à la maximisation des profits. Après la loi El Khomri qui permettait déjà à l’accord d’entreprise de déroger, sauf exceptions, à la branche, les ordonnances Macron viennent porter le coup de grâce, en ouvrant à la branche la possibilité de modifier des règles qui auparavant relevaient la loi, tel que le renouvellement des contrats à durée déterminée. La branche peut déroger presque en tout à la loi, et l’entreprise presque en tout à la branche. C’est la hiérarchie des normes à l’envers.

Ces négociations se feront sans négociateurs syndicaux dans les petites entreprises sur tous les sujets ouverts à la négociation collective, voire sans élus du tout, par référendum. Partout, le référendum à l’initiative de l’employeur devient possible pour valider un accord d’entreprise signé par des organisations syndicales représentatives minoritaires, avec un faible droit d’opposition syndicale. Et si cela ne suffisait pas, un mécanisme d’accords d’entreprise spécifique peut aménager la durée, l’organisation et la répartition du travail, la rémunération (salaires, minima, primes et avantages) ou la mobilité interne dans l’entreprise.

Avec ces combinaisons, ce n’est pas qu’il n’y ait plus de hiérarchie des normes. C’est qu’il n’y a plus du tout de loi qui ne puisse être réécrite dans l’entreprise, sous pression de l’employeur, et sans égalité dans les moyens des parties contractantes.

Et il faut voir les conditions dans lesquelles seront validés de nombreux accords : par un simple vote à la majorité des suffrages exprimés, sans condition de participation minimale. Sans problème, l’employeur pourra faire passer ses décisions unilatérales pour des accords. Cerise sur le gâteau, les « accords » doivent impérativement être contestés dans un délai de deux mois, faute de quoi ils demeureront en vigueur même s’ils sont complètement illégaux.

Si l’accord modifie les contrats de travail (augmentation de la durée du travail par exemple), les salariés sont tenus de l’accepter… ou d’être licenciés. Le cas échéant, le licenciement repose sur un motif sui generis, réputé intrinsèquement valable. Plus fort que le règlement ou la loi : même illégal, l’accord s’applique, ou c’est le licenciement sec. Le monde de l’entreprise devient le royaume d’Ubu.

Il va sans dire que tout cet assemblage ne profitera en rien aux petites et moyennes entreprises auxquelles il prétend être destiné. En tireront bénéfice comme toujours les grands groupes, dont les sous-traitants seront sommés de déroger à toute convention pour obtenir les marchés. Le délit de marchandage, après une interdiction de plus de 160 ans, est vidé de sa substance.

En faisant adopter ses ordonnances, nul doute que Macron a remporté une victoire importante, dont nous ne mesurerons que progressivement les conséquences (bureaucratisation accrue des syndicats dans l’entreprise, éclatement supplémentaire des conventions et garanties collectives, multiplication des chantages à l’emploi…). Et il ne s’arrêtera pas là : la destruction de l’assurance chômage, celles de la Sécu et du statut de la fonction publique sont prévues à court ou moyen terme.

Autant d’occasions de prendre notre revanche, car ces institutions constituent encore des repères largement partagés et soutenus par les travailleurs. Autant d’occasions de préparer correctement ces batailles et de populariser des revendications susceptibles d’unifier notre camp social par-delà les différences de secteurs, de contrats, de statuts...

L’abrogation des ordonnances et de la loi El Khomri sont incontournables, mais ne règlera pas la question tant le droit du travail était déjà une protection percée avant même leur adoption. L’interdiction des licenciements et des contrats précaires, la réduction du temps de travail à 32 heures dans un premier temps, l’augmentation du salaire minimum à 1700 euros, la création d’un million d’emplois publics constituent des mots d’ordre simples autour desquelles pourraient converger les mobilisations sectorielles qui se multiplient ces dernières semaines. 

Cela nécessite également de contraindre les centrales syndicales à cesser de se prêter à la farce des concertations, comme celle que Macron a initiée sur la réforme des retraites, pour au contraire préparer résolument les batailles à venir. Les militant-e-s anticapitalistes ont un rôle à jouer en ce sens dans les prochains mois. 

Comité Inspection du Travail