Publié le Jeudi 29 avril 2021 à 22h09.

Quand le mouvement des femmes était accusé de diviser la classe ouvrière

Josette Trat, ancienne militante de la LCR et animatrice notamment de ses Cahiers du féminisme, aborde le long parcours de la lutte des féministes lutte de classe.

L'Anticapitaliste : Peux-tu expliquer en quoi le mouvement des femmes a été accusé de diviser la classe ouvrière et comment il s’est en partie sorti de cette situation.

Josette Trat : Si l’on se situe dans la longue durée, depuis la Révolution française, on constate que les femmes se sont toujours investies dans la vie publique dans les périodes de grande agitation sociale ou carrément révolutionnaire et que la plupart du temps, quand elles revendiquent des droits pour les femmes comme notamment le droit à l’éducation, au travail, le droit de vote etc., elles suscitent la colère de nombreux hommes qui cherchent à les remettre à « leur place », c’est-à-dire le plus souvent à la maison. Olympes de Gouges fut guillotinée non seulement parce qu’elle était royaliste mais également parce qu’elle avait oublié « les vertus qui conviennent à son sexe », en rendant publique sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, en 1791. Elle avait osé demander le droit de vote ! Mais les femmes sont aussi critiquées quand elles créent leurs propres cercles de discussion ou leurs journaux.

Ce fut le cas à nouveau, dans la première moitié du XIXe siècle, du temps des socialistes « utopiques » selon la terminologie de Marx et d’Engels. On trouve des traces de ces polémiques dans des articles de militantes saint-simoniennes présentés dans la revue Révoltes Logiques dans les années 1970. L’une d’entre elles, Jeanne, écrit ainsi : « [les hommes] croient voir de notre part une tendance à l’usurpation lorsque nous osons manifester notre volonté. En général les hommes même dans la famille [saint-simonienne], sont à l’égard des femmes comme les gouvernements à l’égard des peuples, Ils nous craignent et ne nous aiment pas encore. » On pourrait en citer bien d’autres.

En 1848 encore, les femmes sont elles aussi très actives, dans des domaines très diversifiés comme la création, par exemple, de coopératives. Sur la question du droit de vote, elles envoient pétition sur pétition au gouvernement provisoire. Peine perdue. Néanmoins, Jeanne Deroin, une ancienne saint-simonienne, va relancer l’affaire en se portant candidate aux élections législatives de juin 18491. Ce qui est strictement illégal à l’époque. George Sand, refuse de la soutenir considérant que les femmes doivent d’abord obtenir des droits civils et s’éduquer avant de prétendre au droit de vote. J. Deroin va demander le soutien d’un certain nombre de clubs populaires mais Proudhon (théoricien socialiste influent avec qui Marx a beaucoup polémiqué) va tout faire pour lui mettre des bâtons dans les roues. Il est tout aussi hostile au travail des femmes et il n’a pas hésité à déclarer que « la femme qui essaie d’exercer son intelligence devient laide, folle et guenon »2.

Ce courant était d’ailleurs représenté au sein de la Première Internationale (AIT) qui adopta une résolution, à ses débuts, dans laquelle le travail des femmes était dénoncé comme une cause majeure de la « corruption de l’espèce humaine ». À l’inverse, Eugène Varlin, membre également de la délégation française et futur communard, a toujours soutenu le droit au travail des femmes.

Pendant la Commune, André Léo, une journaliste « féministe » connue déjà sous le Second Empire, proteste, dans un long article d’une grande virulence daté du 8 mai 1871, contre la mise à l’écart des femmes : elles n’ont pas pu voter, ni être élues, lors des élections municipales pour le Conseil de la Ville de Paris. Ce sont elles pourtant qui, le 18 mars, ont été en première ligne à Montmartre pour empêcher les soldats de récupérer les canons. André Léo met en cause personnellement le général Dombrovski3 qui s’est opposé à l’intégration des femmes dans les rangs de la Garde nationale. Cela n’empêcha pas, malgré tout, un certain nombre d’entre elles de se joindre à ses bataillons, puis au cours de la semaine sanglante, de défendre Paris sur les barricades face aux Versaillais. Ce dont témoigne Victorine B dans son livre Souvenirs d’une morte vivante ou Louise Michel elle-même dans ses mémoires.

Un siècle plus tard, en 1970, quand les féministes de la deuxième vague ont commencé à se réunir en assemblées générales non mixtes, et un peu plus tard dans les « groupes femmes », les hommes l’ont très mal pris. D’ailleurs, certains militants ont même essayé de rentrer de force dans les réunions. D’une période historique à l’autre, quand les féministes cherchent à s’organiser, elles disent souvent la même chose, c’est même assez étonnant : on veut se réunir entre nous, ce n’est pas par hostilité de principe vis-à-vis des hommes mais parce qu’on veut pouvoir s’exprimer plus librement sans être sous le regard ou le jugement des hommes. Être plus libres pour avoir plus de force, parler de son oppression, élaborer des projets, etc.

Le droit au travail des femmes nécessita de nombreux débats au sein du mouvement ouvrier pour qu’il soit effectivement reconnu au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le capitalisme a cherché de tout temps à faire baisser les salaires en mettant en concurrence différents secteurs de la main-d’oeuvre. C’est pourquoi le patronat a recruté massivement des femmes et des enfants dans les filatures d’abord en Angleterre puis en France, etc. Ce sera le cas dans de nombreux secteurs tout au long du XIXe jusqu’à aujourd’hui car les femmes sont souvent moins organisées et donc le plus souvent moins bien moins payées que les hommes. Face à cela, les travailleurs avaient deux positions possibles : soit ils se battaient pour l’égalité des salaires et le droit des femmes de s’organiser, soit ils s’y opposaient. On a vu déjà la position de Proudhon qui a influencé, en France, une grande partie des artisans et des ouvriers. Un des secteurs les plus hostiles au travail et à la syndicalisation des femmes fut la fédération CGT du Livre. Néanmoins, en 1910, le congrès de Bordeaux décida d’admettre les femmes dans ses rangs dans les mêmes conditions que les hommes. Deux ans plus tard, Emma Couriau, qui était typographe depuis dix-sept ans et travaillait au même tarif que les hommes, demande à se syndiquer à Lyon. La section locale des typographes refuse sa syndicalisation et décide en plus d’exclure son mari, syndiqué depuis dix-neuf ans à la fédération du Livre, au prétexte qu’il avait toléré le travail de son épouse, un pur scandale selon la section de Lyon. Cette « affaire » va susciter des échanges passionnés au sein de la CGT en 1913 et parmi les féministes. Marie Guillot, institutrice féministe et syndiquée à la CGT, va rédiger de nombreux articles dans la presse de la CGT et proposer la mise sur pied « d’un comité d’action féminine syndicale ». Dans la foulée, la CGT prévoit d’organiser un débat sur le travail des femmes lors de son prochain congrès mais celui-ci ne put avoir lieu à cause du  déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Comment est-ce que cela évolue ensuite, notamment avec le stalinisme ?

En France, le PCF a connu plusieurs phases différentes dans son histoire.

Le Parti communiste qui s’est créé en 1921 dans la foulée de la Révolution russe va, à la différence d’autres secteurs du mouvement ouvrier, soutenir activement la lutte pour le droit de vote des femmes, en présentant des candidates tout en sachant qu’elles ne seront pas élues. Il va attirer à lui un certain nombre de féministes très radicales comme Madeleine Pelletier, une des premières femmes médecins, et des syndicalistes révolutionnaires comme Monatte. Mais la plupart d’entre elles vont quitter le PCF quand celui-ci sera soumis à la « bolchévisation » imposée par Moscou qui se traduira par des processus d’épuration et de bureaucratisation parallèles à ceux entamés en URSS même.

Jusqu’à la fin des années 1920, le PCF, malgré sa sectarisation et sa minorisation, va conserver dans ses rangs des militantEs des deux sexes très « lutte de classes ».

Mais le PC va faire un tournant, patriote et réactionnaire au moment du Front populaire.

Le PC a défendu le droit à l’avortement jusqu’en 1927 dans un contexte très répressif4. Mais à partir des années 1930, en particulier au moment du Front populaire, le PCF va changer radicalement de discours, parce qu’il fait alliance avec les radicaux et qu’en plus il a le souci de gagner une partie de l’électorat chrétien. On va donc retrouver des articles dans la presse du PC d’inspiration nettement patriotique et nataliste.

Ce discours-là, voire encore pire, on va le retrouver dans les années 1950. En 1956, Françoise Giroud, qui était journaliste à l’Express, se lance dans une bataille d’opinion en faveur de la dépénalisation de la contraception. Elle soutient une coalition de députés de gauche qui dépose une proposition de loi dans ce sens. Le PC, quant à lui, va s’y opposer radicalement. Il prétend que les prolétaires ne doivent pas singer les comportements débauchés des bourgeois qui eux contrôlent leurs naissances par esprit d’égoïsme et de « vice », que les prolétaires doivent revendiquer les moyens d’avoir au contraire une famille nombreuse, etc. C’est l’idée que la bourgeoisie est « décadente » et veut empêcher le renforcement numérique de la classe ouvrière.

Pendant plusieurs mois, il y a des prises de position publiques des plus grands responsables du PCF, notamment de Thorez et de son épouse Jeannette Vermeersch contre « le contrôle des naissances » assimilé au néo-malthusianisme. Cette ligne officielle va constituer un traumatisme au sein du PC, notamment du côté des médecins qui eux connaissaient très bien la réalité à laquelle étaient confrontées les femmes prolétaires qui n’avaient aucun moyen pour contrôler leurs maternités et étaient obligées d’avorter dans des conditions épouvantables. Toute une partie des médecins va être dégoûtée par cette prise de position du PCF, incompréhensible pour eux. C’est le cas également d’un jeune journaliste et militant du PCF, Jacques Derogy, qui avait écrit une série d’articles en 1955 dans un journal issu de la Résistance intitulé Libération, après une enquête menée en Grande-Bretagne, dans lesquels il vantait les bienfaits du « contrôle des naissances » pratiqué là-bas et où il décrivait et dénonçait la situation des femmes de milieux populaires en France. Il va se faire virer du PC, comme un malpropre. Lui n’en revenait pas, parce qu’il pensait faire œuvre d’avant-garde en révélant cette situation. Cette position du PCF serait liée, selon certainEs5, à la volonté du PCF de faire diversion à l’époque, par rapport aux « révélations » contenues dans le fameux rapport Kroutchev qui mettait en cause la responsabilité personnelle de Staline dans l’ampleur de la répression développée en URSS depuis des décennies.

Tout cela va marquer les esprits et sera à la base de la création, dans la foulée, du Planning familial, sous le nom de « Maternité heureuse » où vont se retrouver des militantEs progressistes, venuEs de courants très diversifiés. Cet épisode pèsera assez lourd dans la suite des prises de position du PCF vis à vis des féministes.

 

Et en quoi ça bouscule le PCF sur le plan électoral ?

Pendant et après Mai 1968, un des axes majeurs de l’agitation politique du PCF, c’est la lutte contre le « gauchisme » qui, en effrayant la France profonde, ne peut que retarder l’accès de la gauche aux responsabilités gouvernementales. Dans le viseur, le mouvement étudiant « petit bourgeois » et ses « provocations » et les organisations d’extrême gauche qui en sont largement issues. Or le mouvement féministe est assimilé au mouvement étudiant d’autant que le mouvement féministe va effectivement adopter des modes d’action peu conformes aux traditions parlementaires. Par exemple, une des premières initiatives est d’aller à l’Arc de Triomphe, sans autorisation, en août 1970, pour déposer une gerbe de fleurs à la femme du Soldat inconnu, plus inconnue encore que ce dernier !

Le deuxième obstacle à la rencontre entre ce parti et le mouvement féministe est d’ordre théorique. La tradition PC et CGT considère que c’est le capitalisme qui opprime les femmes. Pour eux, il suffit de lutter contre le capitalisme pour lutter pour l’émancipation des femmes. Il est hors de question de parler de la domination masculine comme d’un système, intégré au système capitaliste certes mais contre lequel il faut lutter en tant que tel. Il y a une seule lutte qui compte : la lutte des classes.

Ce type d’analyse n’est pas du tout spécifique au PC. C’est une lecture d’ailleurs très simpliste d’Engels et très dogmatique du marxisme, mais qui est très largement répandue à l’époque, y compris dans l’extrême gauche.

Troisième élément d’opposition : les revendications des féministes et la dénonciation du travail « gratuit » des femmes dans le cadre du travail domestique. Or voilà ce qu’écrit le 12 décembre 1970, Mireille Bertrand, une des dirigeantes du PC, dans la revue du PC les Cahiers du Communisme : « Les discriminations que subissent les femmes ne peuvent trouver une solution dans la lutte que suggère le pouvoir à l’intérieur de la famille pour une meilleure répartition des tâches ménagères. Sous prétexte d’égalité, on égare les femmes vers un féminisme outrancier, une lutte contre les hommes en général, qui seraient responsables et bénéficiaires des discriminations faites aux femmes. […] C’est le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme qui maintiennent la femme dans sa position d’infériorité qui est néfaste non seulement à la femme, mais à l’homme, à la famille, à la société. Les problèmes de l’émancipation de la femme, le parti communiste français les pose de façon permanente, il ne se contente pas de bavarder sur la liberté sexuelle, le partage des tâches ménagères ou sur des problèmes d’ordre psychologique. »

Cela résume bien la position du PC de l’époque. Au nom de cette conception, il va y avoir une lutte acharnée contre le mouvement féministe. Mais la direction du PCF va être confrontée aux critiques de ses propres militantEs, dans différents secteurs. Néanmoins cette position va induire un refus total du PC de mettre le pied dans la moindre structure unitaire, dans le moindre mouvement qui se réclame du féminisme. À tel point que le PC et la CGT vont refuser de participer au mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) en 1973 qui joua pourtant un rôle décisif pour ébranler le pouvoir sur cette question.

Les problèmes soulevés par le mouvement féministe sont considérés comme des problèmes « psychologiques », alors qu’on parle de la division sociale et sexuée du travail à tous les niveaux de la société et des violences subies par les femmes. Les féministes ont alors interpellé les militants, toujours sur le même ton de la dérision : « Révolutionnaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? » Très bonne question rigolote, mais qui pose un problème de fond. Précisément, le fait que, globalement, le capitalisme patriarcal s’appuie sur la subordination des femmes dans la division du travail pour rendre la reproduction sociale la moins chère possible.

Mais l’obstacle majeur à la reconnaissance du mouvement féministe par le PCF, c’est l’impossibilité pour lui d’accepter le principe d’« autonomie » du mouvement affirmé haut et fort par les différentes composantes du mouvement, même si toutes ne partageaient pas nécessairement la même conception de cette fameuse « autonomie ». Pour le PCF, cela remettait totalement en cause sa conception héritée du stalinisme, des liens entre le Parti « dirigeant » et les organisations de masse.

 

Mais, est-ce qu’il n’y a une modification de la place des femmes dans les organisations syndicales ?

À la fin du XIXe siècle, les délégations de femmes dans les congrès syndicaux ou des partis étaient très limitées. La présence des femmes était si rare dans les congrès syndicaux qu’il arrivait souvent qu’on invite telle ou telle femme à siéger la tribune sans pour autant lui donner la parole ! Trois historiennes se sont particulièrement penchées sur la place des femmes dans le mouvement syndical : Madeleine Guilbert, Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard et Michelle Perrot.

Dans la CGT, puis la CGTU et à nouveau dans la CGT réunifiée, le travail des femmes a toujours été considéré comme un axe central pour l’émancipation des femmes, à la différence de la CFTC, puis de la CFDT jusqu’en 1964. Repensons à la figure d’une syndicaliste comme Martha Desrumaux dont la biographie a été retracée dans un documentaire récent sur la chaîne LCP. Elle symbolise très bien le type de militantes qu’on met alors en avant dans la CGT : elle est née dans une famille très pauvre du Nord de la France et est rentrée à l’usine très jeune. Elle s’est syndiquée. Elle a été résistante pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elle s’est dévouée corps et âme à la défense des travailleuses et des travailleurs. On la pousse à prendre des responsabilités aussi bien dans la CGT que dans le PC, ce qu’elle accepte sans rechigner. C’est ce modèle de militante qui est très valorisé bien au-delà des années 1950.

La CGT a créé par ailleurs dans les années 1950 le journal Antoinette qui faisait à la fois le récit des luttes de femmes contre les politiques patronales et réservait quelques pages à la vie quotidienne des femmes comme celle consacrée aux recettes de cuisine. Car dans la CGT, il s’agit de défendre les femmes « comme mères, épouses et travailleuses », en demandant des mesures « spécifiques » en termes de baisse du temps de travail…pour les femmes. Il n’est donc pas question de mettre en cause la place des femmes dans le travail domestique. Mais après 1974, avec le développement de l’action des militantes féministes et syndicalistes dans les commissions femmes ou les groupes femmes dans un certain nombre d’entreprises, Antoinette va se faire l’écho à retardement des mobilisations féministes et des questions qu’elles suscitent dans la confédération. En 1977, en particulier, à la 6e conférence des femmes de la CGT, il y a un véritable chambardement, comme n’en avait pas vu la direction confédérale depuis des années. Tout va y passer : le sexisme dans le syndicat, la ringardise des analyses de la CGT, la nécessité pour le syndicat de se lier au mouvement féministe, etc.

Les analyses de M. Godelier, un anthropologue marxiste, dans la sphère du PC, dans des années antérieures, viennent ébranler également les références dogmatiques du courant dominant dans la CGT. Il a travaillé sur une société qui s’appelle les Baruya, en Nouvelle-Guinée6. Il montrait que dans cette société d’horticulteurs où il n’y a ni propriété privée ni classes sociales constituées mais déjà une forte hiérarchie, la violence de la domination masculine, y compris physique, se traduisait dans toutes les sphères de la société aussi bien matérielles qu’idéelles.

Pour nous féministes, ce type de recherche mettait totalement en cause l’analyse, complètement simpliste, consistant à considérer que la domination masculine était le résultat unique du capitalisme ou de toute autre société fondée sur la propriété privée.

Cela ouvrait la voie à une réflexion sur d’autres rapports sociaux que les rapports de classe et donnait, de fait, une légitimité supplémentaire à la lutte des femmes contre leur oppression « spécifique » et à leur mouvement « autonome ». Mouvement indispensable « avant, pendant et après la révolution » comme disaient de nombreuses militantes féministes.

Les tensions entre militantes et militants sur ces questions n’étaient pas spécifiques à la CGT, pas du tout. Jeannette Laot, qui était une des dirigeantes confédérales de la CFDT dans les années 1970, a écrit un bouquin, à la fois personnel et politique. Elle explique qu’à un moment donné, en tant que responsable de la question des femmes dans la CFDT, elle ne pouvait plus s’asseoir à la cantine à côté de ses camarades masculins, qui la mettaient à part. Alors elle dit : « On se demandait même si on avait la même vision du type de société pour laquelle on se battait. ». La violence dans les rapports internes au mouvement syndical était très forte. Car une proportion certaine de dirigeants ou de simples militants avait le sentiment que leur « pouvoir » était contesté. Ce qui était vrai d’ailleurs.

Dans l’extrême gauche aussi, il a fallu se battre. En 1971-72, sur la base d’une bataille interne, la Ligue Communiste a reconnu l’importance de militer au sein du mouvement féministe, et l’existence d’une oppression des femmes. Mais cela n’a pas du tout réglé de manière automatique les relations entre militants et militantes. Chaque militante féministe ou presque a fait l’expérience suivante, quelle que soit son appartenance organisationnelle : si elle rejoint une instance « mixte » composée d’une large majorité d’hommes et qu’elle se fixe comme but d’y faire avancer la lutte féministe sur différents thèmes et de faire prendre en charge cette lutte collectivement pour ne pas la réserver aux « expertes » que sont les « responsables » en titre de ces questions, alors là, son statut se transforme assez rapidement en « emmerdeuse » numéro un, à qui on va bien accorder la parole pour éviter les accusations de « sexisme » mais sans plus.

C’est malheureusement l’expérience très courante partagée par de très nombreuses militantes féministes qui ont quitté leur organisation, découragées.

Au terme de ce survol qui, faute de place, n’a pu malheureusement entrer dans le détail des luttes et des transformations survenues dans le champ politique et syndical7, on peut rappeler quelques faits et idées générales.

Depuis 1995, toutes les organisations politiques, syndicales et associatives qui se déclarent de « gauche », se déclarent également féministes. Par ailleurs, au terme de ces longues années de luttes féministes dans ces organisations, la plupart d’entre elles ont adopté le principe de quotas (comme c’est le cas à la CFDT depuis longtemps) ou de parité (comme à la CGT) dans leurs instances de direction pour permettre aux femmes d’être mieux représentées. À la CGT, ce principe de quotas au niveau confédéral a été adopté de manière très volontariste en 1999 dans un contexte de crise profonde du mouvement syndical et en particulier de ce courant, mis en demeure de prendre son indépendance par rapport au PCF, lui-même mis à mal par la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Or comme nous le savons, de même que les métiers se féminisent, les organisations syndicales et politiques font elles aussi appel aux femmes quand elles ne peuvent plus l’éviter. Si le nombre de femmes syndiquées à la CGT est de 39 % (soit de 10 points inférieur au taux d’emploi des femmes qui est de 48 %), il semble bien que la féminisation de la CGT progresse puisqu’une adhésion sur 2 est le fait d’une femme aujourd’hui comme le rappelle Rachel Silvera dans un entretien sur le site de la CGT à l’occasion de la sortie d’un ouvrage collectif.8

On constate qu’une nouvelle vague de luttes féministes à caractère de masse et internationale déferle sur la planète contre les violences sexistes et sexuelles et sur les questions de droit à l’avortement notamment. Nous ne pouvons que nous en réjouir. Espérons que cela va permettre de redynamiser l’ensemble des luttes féministes dans un cadre unitaire (syndicats, associations féministes), sur les questions de soutien aux « premières de corvée » : les femmes de chambre dans les grands hôtels, les aides à domicile, les employées dans les grandes surfaces, les enseignantes ou travailleuses dans les crèches et bien sûr toutes celles qui travaillent dans les hôpitaux. Et nous en oublions certainement. Car nous savons bien qu’une fois l’urgence de la crise sanitaire dépassée, (ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui) le gouvernement au nom de la réduction de la dette va s’en prendre à tous les salariéEs, françaisEs et immigréEs : c’est déjà le cas avec la réforme de l’assurance chômage et bientôt la relance de la réforme des retraites. Sur ces questions, les militantes féministes dans les syndicats et les associations ont à leur actif de nombreux combats communs9, sachons les faire fructifier.

 

Propos recueillis par Antoine Larrache et Agnès U

  • 1. Après la révolution de février 1848, d’anciennes Saint-Simoniennes créent le premier quotidien « féministe » mais après la répression de juin 1848, le journal devient mensuel et c’est Jeanne Deroin qui en devient l’animatrice principale.
  • 2. Cité par Benoîte Groult dans Féminisme au masculin, éditions Denoël-Gonthier.
  • 3. À l’inverse, Léo Frankel, de nationalité hongroise et membre de l’AIT, a apporté son soutien au projet d’Élisabeth Dmitrieff (membre également de l’AIT et venue de Londres), en faveur du travail des femmes et de leur organisation dans des chambres syndicales. Projet inabouti comme bien d’autres, suite à l’offensive des Versaillais.
  • 4. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, deux lois particulièrement réactionnaires, concernant non seulement la pratique mais également la propagande en faveur du contrôle des naissances et de l’avortement, ont été votées en 1921 et 1923, pour contraindre les femmes à « repeupler » la France saignée par la guerre. Ce qui d’ailleurs ne marcha pas.
  • 5. Renée Rousseau (1983) : les Femmes rouges, chez Albin Michel.
  • 6. M. Godelier (1982) : La production des grands hommes, chez Fayard. Dans les années précédentes, M. Godelier avait déjà fait connaître son travail par des articles et des entretiens.
  • 7. Pour plus de précisions, cf. J. Trat (2007) : « L’histoire oubliée du courant féministe “luttes de classe” », in Femmes, genre, féminisme, coll. Les Cahiers de Critique Communiste, éditions Syllepse. Cf. également J. Trat (2011) : Dans le tourbillon du féminisme et de la lutte des classes (ouvrage collectif), Editions Syllepse.
  • 8. Nathalie Lepeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lumière, Sophie Pochic, Rachel Silvera, 2021 (sous la dir. de) : Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes. Editions Syllepse.
  • 9. Toutes à y gagner. Vingt ans de féminisme intersyndical, Syllepse 2017.